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14 mars 2011

Chronique de la révolution tunisienne

Nous publions ci-dessous un récit au jour le jour de la Révolution tunisienne, du 16 au 1er février - nous ajouterons ici au fur et à mesure les nouveaux textes. Il s'agit de témoignages et de reportages remarquables fait par Alma Allende, une habitante de Tunis d'origine tuniso-espagnole.

Outre de nombreuses observations intéressantes, l'auteure relève avec finesse une série de détails significatifs, dans un récit où se mêlent la « grande » et la « petite » histoire d'une authentique révolution en marche. Sont racontés ou évoqués, souvent avec émotion ou poésie, les premiers jours post-Ben Ali ; les mobilisations allant crescendo pour exiger la dissolution du RCD et la chute du gouvernement provisoire ; la démission des ministres de l'UGTT ; les discussions fiévreuses parmi la population ; l'auto-organisation populaire et le rôle de la jeunesse ; la formation du Front du 14 janvier rassemblant les partis de gauche et nationalistes ; les policiers rejoignant les manifestants ou encore l'arrivée de la « caravane de la paix » à Tunis.

 

Troisième jour du peuple tunisien

Tunis, le 16 janvier 2011

Au troisième jour du peuple tunisien, le terrible silence, dû à l'absence du bruit de l'hélicoptère qui m'avait empêché de dormir pendant la nuit, me réveille très tôt. De la rue, de fait, ne monte aucun son : ni voitures, ni voix, ni chants d'oiseaux. C'est un dimanche dans une nouvelle dimension et, après les incertitudes de l'aube, on se surprend à craindre que le monde ait disparu. Tout est terminé ? Pour le meilleur ? Pour le pire ? Pour la même chose ? Soudain, le silence est brisé par le bruit strident, quotidien, réconfortant et qu'on ne peut confondre ; celui de la persienne métallique de l'épicerie d'en bas. Ils ont ouvert le magasin !

Les premières nouvelles, dans la presse et à travers les amis – qui viennent eux aussi de se réveiller – confirment la trève : les assauts ont cessé et les quartiers s'ébrouent au milieu des restes de la tempête, dans ce chaud mois de janvier au ciel très bleu et aux bruits insoupçonnables.

Lorsque nous sortons pour faire les courses, l'épicerie est à nouveau fermée, car il n'y a rien à vendre. L'épicier espère que l'approvisionnement sera rétabli lundi car, autrement, dit-il, la situation deviendra insoutenable. Notre quartier bourgeois est également rempli de restes de barricades. L'Impasse de l'Aurore a littéralement été fermée par des poutres d'acier. Dans les rues adjacentes au Premier Juin, des branches d'arbres, des pierres, des plaques marquent la volonté des voisins de défendre leur quartier des assaillants. Tous les accès à la Place Mendès France, où se trouve se siège local du RCD (parti de Ben Ali, NdT) ont été coupés ou rendus difficiles, avec des blocs de ciment et des bidons de plastique remplis de sable. Maintenant, en tous les cas, nous savons d'où vient le danger. Les médias le reconnaissent ouvertement et, plus important, les Tunisiens le savent : ce sont les milices armées fidèles à l'ex-dictateur, qui ont instruction d'imposer le chaos et de terroriser la population.

Il y a sans doute plus de gens dans les rues en ce premier dimanche de la nouvelle dimension ; certains, encore armés de bâtons, récupèrent après une nuit blanche. Tous les magasins sont fermés.

A 13h30, nous prenons la voiture pour ramener Amin à sa maison, à Al-Mourouj, le quartier victorieux de la nuit précédente. Et commence alors un long, tortueux et révélateur parcours à travers la ville. Afin d'éviter le centre, dont les accès ont été bloqués par la police, nous décidons de passer par Bab Saadoun, où un puissant tank de l'armée domine la place, encadré sous l'arc de l'énorme porte médiévale. C'est une image que nous avons déjà vue de nombreuses fois avant de la voir réellement pour la première fois. Il y a un premier contrôle militaire au début de l'Avenue du 9 Avril, ensuite un second face à la Quasba, et ensuite un troisième, dans lequel un soldat nous oblige à montrer nos documents, à descendre de la voiture et à ouvrir le coffre.

Ensuite, 19 autres contrôles nous attendent. Mais ces 19 contrôles sont tout autre chose, c'est un autre monde. Nous avons laissé derrière nous la Quasba et nous passons par les quartiers les plus populaires de la ville : Al-Malassin, Al-Manoubia, Al-Kabaria, Al-Mourouj. Il n'y a plus de militaires ni de policiers. C'est comme si nous parcourons spatialement, d'une rue à l'autre, dans un ordre croissant, toutes les étapes des événements de ces derniers jours en Tunisie ; d'une révolte à une guerre civile ; dun coup d'Etat jusqu'à la révolution. Car les jeunes ont pris la ville. Littéralement, elle est à eux. Ils empoignent des bâtons, des couteaux, des haches et des marteaux. Mais en les voyant, au contraire de notre réaction face au tank, nous ressentons une énorme tranquilité. Une étrange joie. Ils sont très nombreux, certains sont à peine adolescents. Ils ont défendus leurs quartiers pendant toute la nuit et maintenant ils poursuivent la lutte contre la dictature au travers de barrages très ordonnés qui, tous les 800 mètres, stoppent les voitures et les fouillent, spécialement les taxis, parce que l'on sait que les sbires de Ben Ali les utilisent pour assaillir les quartiers et transporter des armes. Il y a quelque chose de festif dans l'air et quelque chose de solennel dans leurs gestes, et c'est complètement logique : ils sont libre d'être ensemble et nombreux et, de plus, ils ont une mission à accomplir.

La première chose qui frappe, c'est la solidarité et l'ordre. Il faut exercer beaucoup de violence et beaucoup de mépris sur un être humain pour qu'il ne soit pas poussé à être sérieux, bon, responsable, solidaire, attentionné et protecteur. Il faut exercer une énorme pression sur une société pour qu'elle préfère le mensonge, l'obscurité, le chaos. Rousseau avait raison. Mais comme nous avons perdu la nature depuis longtemps, il faut recourir à l'éducation. Mais comme l'éducation dans notre monde est associée à l'argent qui corrompt, il faut créer – ou espérer – une "situtation". Ces jeunes ont créé cette "situation" dans laquelle il sont en train de s'éduquer. Il y a un mois, ils languissaient dans les cafés, donnaient des coups de pieds aux chiens errants, se saoûlaient et rêvaient peut être d'atteindre Lampedusa (île italienne au large de la Tunisie, NdT) à la nage. Personne ne croyait en eux, personne n'espérait rien d'eux, personne n'aurait écouté leur opinion. Il n'y avait qu'à attendre que, les freins brisés, maîtres de la rue, ils se mettent à casser des vitres, commes les étatsuniens quand il y a des pannes de courant, pour voler des téléviseurs. Mais voici que les freins sont brisés et qu'ils sont maîtres de la rue, et ils pensent au contraire à protéger leurs familles, au bien-être de leurs voisins, au destin de leur pays. Ceux qui assaillent et qui pillent, maintenant qu'ils n'ont plus le pouvoir, ce sont les policiers de Ben Ali, et les jeunes, leurs anciennes victimes, maintenant qu'ils ont le choix, choisissent la générosité et l'organisation.

Quelle émotion de les voir surveiller les rues, tellement alertes, tellement nombreux, prudents, aussi conscients de leur importance et pour cela tellement respectueux et tranquilisateurs, avec leurs couteaux et leurs bâtons dans les mains, au point qu'on a presque envie de tomber à nouveau et encore sur un barrage pour qu'ils stoppent la voiture, pour les laisser fouiller le véhicule, les remercier pour ce qu'ils font et leur souhaiter à nouveau beaucoup de succès dans leur mission.

Dans l'après midi, la tension revient. Avant le couvre-feu, nous dressons avec les voisins trois barricades dans notre rue tandis qu'arrivent les nouvelles des affrontements à l'arme lourde dans le Palais présidentiel, des chocs à la Porte de France, de la terrible situation qui règne à Bizerte, isolée du monde, à la merci des milices de l'ex-dictateur. Et je pense, en effet, qu'ensemble avec le coup d'Etat tyranicide, la guerre entre les appareils d'Etat et les pactes pour la formation d'un nouveau gouvernement, en Tunisie il y a une révolution. Je pense à ces jeunes, maîtres de la rue, éduqués, dignes, importants, conscients de leur valeur, à qui on confie à nouveau cette nuit la défense de notre ville mais qui, je le crains, n'entrent pas dans les plans programmés par certains – à l'intérieur et à l'extérieur - pour la Tunisie.

Mais prenez garde ! Parce que maintenant, ils sont éduqués et ils savent qu'ils ne pourront continuer à être les maîtres de leur rue et de leur quartier que s'ils sont également les maîtres de leur pays.

Quatrième jour du peuple tunisien : Réforme ou rupture ?

Tunis, le 17 janvier 2011

Le quatrième, jour du peuple tunisien a quelque chose de « déjà vu ». Parce nous l'avons vécu hier ? Ou parce que nous l'avions rêvé un jour ? Les états d'exception – les guerres ou les vacances de pouvoir – imposent une ombre familière, l'écho d'une ritournelle. On vit pour la première fois les choses les plus banales. La terreur et l'enthousiasme nous apportent toujours de vieux souvenirs parce qu'ils sont partagés par une multitude.

Il y a une intensification qui homogénéise l'expérience, ou une homogénéisation qui l'intensifie. Cela explique, en partie, l'ambiance qui règne dans les queues pour acheter le pain, la facilité avec laquelle s'établissent les conversations entre inconnus, la tranquilité suprenante avec laquelle les gens prennent le café après un échange de tirs ou la routine apparente avec laquelle on dresse une barricade. Ou, ce qui est le plus étonnant ; qu'un peuple réduit au silence pendant 23 ans parle soudainement de politique avec un tel naturel et une telle maturité qu'il semble qu'il l'a fait toute sa vie. Quelle fantastique transformation qui fait que ce nous n'avons jamais vécu et que nous avons conquis avec une centaine de mort nous paraisse aujourd'hui quelque chose de normal !

Hemda, une journaliste tunisienne renvoyée de la radio, a immédiatement trouvé du travail dans une nouvelle émission : par téléphone, sans connaître ses patrons, elle est devenue reporter et doit envoyer des chroniques depuis les différents points de la ville. Le but est d'émettre en direct sur le retour à la normalité de la population de la capitale. Mais la première chose que nous voyons dans le centre ville c'est une manifestation de deux cent personnes qui avance par l'Avenue de Paris vers Le Passage. Les manifestants crient des slogans contre le premier ministre, Mohamed Ghanouchi et exigent la dissolution immédiate du RCD, le parti de Ben Ali. Les peu de magasins ouverts se disposent à fermer tandis que les policiers se préparent à intervenir sous le regard vigilant des militaires. Il reste quelques heures avant l'annonce du nouveau gouvernement de coalition, mais cette image donne déjà la mesure du conflit qui peut s'aggraver au cours des prochains jours.

Les personnes qui sont sorties acheter le pain discutent à voix haute, comme dans tous les quartiers de Tunis. Les uns soutiennent qu'il faut être patient, attendre les élections et retourner complètement la chaussette sale du régime de l'intérieur. D'autres, au contraire, n'ont aucune confiance dans cette option et assurent qu'il est nécessaire de continuer la pression pour que cette opportunnité historique, qui ne se représentera pas de sitôt, ne soit pas gâchée.

Nous poursuivons les dicussions dans le quartier du Bardo, où au cours de la nuit de dimanche il y eut de durs affrontements armés et dont les rues sont surveillées par l'armée, ce qui, curieusement, donne une impression de normalité paradoxale. Tandis que des dizaines de personnes font la queue devant le Monoprix sur le point d'ouvrir ses portes, les cafés du quartier sont remplis de clients qui boivent et fument sur les terrasses au côté des soldats qui montent la garde. Dans un de ces cafés nous rencontrons Mehdi, diplômé en histoire, qui soutient que les manifestations sont dangereuses, mais qu'elles constituent également une démonstration de normalité démocratique qu'il faut respecter. Il est en tout les cas préoccupé par la continuité prévisible du nouveau gouvernement. Hemda insiste sur le retour à la normalité comme priorité, de convoquer des élections et de permettre à tous les partis de s'y présenter et que, pour cela, il est nécessaire d'éviter les provocations et accepter la gestion provisoire du RCD.

Je me demande par contre ce qu'en pensent les jeunes armés de couteaux qui défendent les quartiers populaires et je propose à Hemda de visiter Al-Malasin ou Al-Mourouj le lendemain. En tous les cas, c'est avec émotion que je les écoute prononcer le mot « démocratie » ; elle résonne de manière limpide sur leurs lèvres, de manière puissante. A mes objections sur le travail mené dans l'ombre par les Etats-Unis et la France afin d'imposer des limites au processus, ils répondent de manière têtue : élections, élections... Ils ont une telle confiance dans la maturité de ce peuple, qui a démontré ces jours ci tant de courage, de discipline et de dignité, qu'ils ne voient les choses que par un oeil. Mais cet oeil est rempli de lumière.

De retour au centre ville, sur l'Avenue Mohamed V, nous voyons une petite scène symbolique. Au milieu de la rue il y a deux voitures qui nous bloquent le passage. Les conducteurs se parlent de vitre à vitre. Ils conspirent ? Ils discutent ? Ils se passent une arme ? Non, l'un d'eux allonge la main et donne à l'autre une demi baguette de pain. C'est la première baguette que nous voyons depuis cinq jours.

Nous passons ensuite par les abords de l'Avenue Bourguiba, où l'on respire une énorme tension – et le reste des gaz lacrymogènes. Il n'y a que des soldats et des policiers et nous marchons, sans le vouloir, en regardant les toits, nous souvenant des francs-tireurs de l'ex-dictateur qui, hier, avaient provoqué la terreur.

Nous arrivons enfin à la Quasba. Là se trouve le Palais de Justice, la Mairie de Tunis, le Ministère des Finances. On peut imaginer la surveillance ; des tanks, des soldats, des policiers partout. Et malgré tout - par l'une de ces mystérieuses extravagances de ce pays – nous parvenons sans que personne ne nous arrête, ni ne nous demande quoi que ce soit, jusqu'à la porte du siège du Premier ministre, où une conférence de presse doit commencer à 15h. Nous discutons avec un policier qui garde le ministère, très sympathique, très familier, qui veut nous convaincre qu'eux aussi ce sont les « bons » ;

- En réalité, nous sommes des prolétaires et nous sommes disposés à donner notre vie pour le peuple. C'est une minorité qui a tiré sur nos frères et on ne peut pas nous juger pour ce qu'ils ont fait et ce que font encore certains d'entre eux. On a besoin de nous et nous devrons trouver la manière pour que les citoyens aient confiance en nous.

De retour à la maison, deux heures avant le couvre-feu – qui a été retardé jusqu'à 19h – je m'informe de la composition du nouveau gouvernement : le RCD conserve tout l'appareil d'Etat - Intérieur, Défense et Justice – et laisse aux trois partis d'opposition qui étaient déjà légaux la Santé, le Développement et l'Enseignement. Si c'est cela toute la rupture que peut offrir Ghanouchi, il y a de quoi se préoccuper ! L'opposition réelle - Marzouki ou Nasraoui, par exemple – dénoncent immédiatement la continuité avec la dictature et appellent les Tunisiens à poursuivre leur mobilisation.

La situation, ainsi, se complique. L'armée, indépendante mais faible, ne peut à peine faire autre chose que contenir les milices assassines de l'ex-dictateur. Le gouvernement a clairement fait savoir quelle voie il allait suivre. Et les citoyens sont divisés entre deux alternatives périlleuses : céder, c'est en finir pour toujours avec l'espoir d'une véritable démocratie en Tunisie et continuer à lutter peut conduire à une guerre civile ouverte dans laquelle, sans leaders reconnus ni organisations rassembleuses, les rebelles seront massacrés de tous côtés. La sensation est que tout redevient fragile et dangereux.

A 21h nous entendons trois proches rafales de mitrailleuses. Ensuite, la nuit est tranquile.

En Algérie, en Egypte, en Mauritanie, trois jeunes ont suivi l'exemple de Mohamed Bouazizi et se sont immolés en signe de protestation. La Tunisie a complètement changé sa position dans l'histoire pour devenir l'avant-garde inespérée du monde arabe. Nous avons tous désormais les yeux fixés sur ce pays.

Cinquième jour du peuple tunisien : Révolution

Tunis, le 18 janvier 2011

Sous un ciel gris qui commence à s'ajuster au calendrier, après une minuscule averse, Tunis revient à la lutte. Elle n'accepte pas les compromis ni l'idée de la chaussette réversible, ni la transition à l'espagnole. La nouvelle dimension – avec ses angoisses nocturnes et ses magasins fermés, mais pétrie d'espérances - ne veut pas s'absorber à nouveau dans sa fausse jumelle. Du passé on ne veut rien conserver, sauf l'avenir qui, sans le savoir, il portait en lui.

A 10 heures du matin, il semble y avoir un peu plus de trafic et Hemda exprime son soulagement ; "Je n'aurais jamais pensé me réjouir de voir un embouteillage". Quelques supermarchés sont ouverts, comme lundi, et dans l'Avenue de la Liberté, les sévères persiennes métalliques alternent avec des magasins de fruits et des petits kioskes qui vendent du tabac et des fruits secs. Mais l'illusion s'évanouit quand nous approchons de Lafayette. Comme hier, une petite manifestation est en train de remonter l'Avenue de Paris, criant des slogans contre le RCD et le gouvernement de coalition. Cela ne semble pas en tous les cas une grande manifestation et nous continuons par la rue de la République jusqu'à l'extrémité du boulevard de l'Avenue Bourguiba, où, dans l'une des rues adjacentes, près de l'ambassade de France, nous quittons la voiture. L'accès en automobile à la Bourguiba est coupé de tous côtés ; barbelés, tanks, contrôles militaires et policiers, fourgons de toutes sortes, se succèdent à perte de vue.

La tension est palpable. Nous entendons tout de suite, dans la petite rue parallèle à celle que nous empruntons, des voix exaltées et nous voyons à quelques mètres plus haut un groupe de quelques trente personnes qui occupent la chaussée. Deux d'entre elles discutent en hurlant sur le nouveau gouvernement, avec une chaleur telle qu'elle exige l'intervention de leurs compagnons. Deux autres hommes invitent le groupe à se diriger vers le siège central du RCD, le parti du dictateur mis en fuite.

Nous entrons dans l'Avenue Bourguiba et la parcourons par le trottoire de droite, montant en direction du Ministère de l'Intérieur. L'artère principale de la ville, avec le beau Théâtre Municipal, la cathédrale, ses hôtels et ses cafés – centre habituel de rencontre des touristes et des habitants – semble écrasée et, de manière obscène, totalement nue. Personne ne circule par le boulevard central, coupé par l'armée et la police, bien que de petits groupes commencent à se coaguler dans les coins. Quelques journalistes sont assis dans les terrasses des cafés, attendant les événements dont l'embryon se forme aux yeux de tous en direction de la Place du 7 Novembre. Cette proximité dans l'espace entre l'armée et la police semble étrange, comme deux espèces animales distinctes dont les gens attendent également des réactions distinctes. La police fait peur. Sur certains chars de l'armée, des citoyens ont au contraire déposé des bouquets de fleurs.

Très près de la Place du 7 Novembre, sur l'Avenue Mohamed V, se dresse le colossal édifice du parti RCD, un des plus hauts de la ville, construit il y a cinq ans par Ben Ali et symbole écrasant de la force de la dictature. C'est vers ce lieu que se dirige la foule avec des consignes écrites sur des feuilles de papier : « Dehors le RCD » ; « Du pain et de l'eau, non au RCD » (« jubz wa ma, tayamu' la ») ; des slogans impératifs fusent ; « Tunisie, Tunisie libre, RCD dehors, dehors ! ». Ce sont les mêmes slogans qui ont accompagné la chute du dictateur vendredi dernier, mais maintenant ils exigent la dissolution immédiate du parti et la formation d'un gouvernement de transition sans aucune trace du passé. Il y a quelques avocats avec leurs toges, des professeurs, des artistes, des employés de banque. Il y a Munir Trudi, un chanteur connu qui défend avec conviction ses positions face aux objections de Hemda : « Cela fait plusieurs jours que nous démontrons dans les quartiers que nous sommes parfaitement capables de nous organiser. Nous n'avons besoin d'aucune tutelle. Nous ne pouvons obtenir la liberté et la démocratie au travers d'un gouvernement corrompu et criminel. Qu'ils s'en aillent, maintenant ».

Ils sont peu nombreux pour le moment, cent personnes qui dressent le poings et crient leurs slogans face à l'édifice, tandis que les militaires, très proches, semble contenir la police, postée de l'autre côté de l'avenue. Il y a beaucoup de tension, beaucoup de cris, beaucoup d'obstination. Soudain trois tirs résonnent et le groupe se disperse. Mais tout de suite, il se reforme à nouveau et revient sur ses pas. A nouveau les cris, les pancartes dressées pour réclamer la dissolution du parti. Une rumeur circule et devient un cri de joie et une salve d'applaudissements : on annonce que Mohamed Ghannouchi, le premier ministre de Ben Ali et premier ministre du gouvernement de coalition, aurait démissionné. C'est un bon signal, une petite victoire.

Peu après, un homme avec moustache et bonnet de laine, à l'aspect d'un militant de gauche, réclame le silence. Les militaires ont demandé la dissolution immédiate de la manifestation ; « Ils disent que nous nous sommes exprimés et que nous devons nous disperser dans cinq minutes ». On obéit lentement.

Mais c'est alors, tandis que nous marchons parallèlement à l'Avenue Bourguiba, quand tout semble terminé, avec le doute qui s'insinue sur la véracité de la démission de Ghannouchi, qui n'est pas confirmée, que disparaissent toutes les incertitudes sur ce qui est véritablement important. C'est la révolution. A mesure que nous marchons vers l'Avenue de Paris, nous sommes sans cesse plus nombreux ; tous les groupes dispersés par le centre ville, cristallisés au hasard, agglutinés par une ambition partagée, affluent depuis les rues latérales, par dizaines, par centaines, ensuite par quelques milliers de personnes qui chantent l'hymne national ; « Namutu, namutu wa yahi al-watan ».

Un garçon de café sur le point de fermer son échoppe se joint à nous en criant contre le RCD, il insulte le gouvernement et vocifère « Tunis libre, libre ! » (« Tunis jurra jurra ! ») ; de l'intérieur d'un tramway que nous croisons, les passagers lèvent le poing et font des signes de victoire. Dans l'Avenue de Paris nous rejoignent des artistes appelés dans la matinée au théâtre Le Quatrième-Art pour discuter de la situation. Des nouvelles nous arrivent de manifestations similaires à Sfax, Sidi Bouzid, Kasserine. La décision est prise : c'est, effectivement, la révolution. Ni compromis, ni chaussettes réversibles, ni transition à l'espagnole.

Et arrive, bien entendu, la charge policière. On entend les premières détonations et au dessus de la foule s'élèvent les nuées des bombes lacymogènes. Il faut courir en évitant le pièges des petites rues, s'éloigner du lieu où deux heures plus tôt nous avons quitté la voiture. Un large détour par La Médina s'impose.

La Place Mohamed Alí Al-Hammi est bouillante de syndicalistes rassemblés devant le siège de l'UGTT, l'Union Générale des Travailleurs Tunisiens, le syndicat historique. L'atmosphère est à l'excitation, mais elle est jubilatoire. Ce n'est pas Mohamed Ghannouchi qui a démissionné, nous éclairent-ils, mais bien les trois membres du syndicat qui avaient accepté de faire partie du gouvernement. « Ce n'est qu'en commençant à zéro que nous pourrons réellement recommencer » dit Saïda Sharif, présidente de la Fédération des Cinéclubs. « Avec le RCD au pouvoir, il n'y aura aucun changement ». Tous sont d'accord sur le fait qu'il n'est pas question de participer à un gouvernement dont ferait partie des membres du parti corrompu et criminel qui a gouverné la Tunisie au cours des dernières décennies. L'UGTT s'est jointe à la détermination du peuple et de ses affiliés. On parle ouvertement de révolution. Les nasséristes et les Patriotes Démocratiques (une scission de l'ancien Parti Communiste Tunisien), distribuent des tracts en arabe appellant à la mobilisation.

Nous nous déplaçons jusqu'à la Place Pasteur, dans la rue Alain Savary, siège de l'Union générale des travailleurs du Maghreb arabe, où l'UGTT a convoqué une conférence de presse. Abdelsharif Badawi, ministre adjoint au Premier ministre, explique aux médias présents la décision de démissionner du gouvernement provisoire ; « L'UGTT acceptera des responsabilités gouvernementales, mais dans un cabinet distinct. La révolution du peuple ne peut pas être confisquée par le RCD ». Le communiqué officiel, lu par Abdel Salim Jedar, secrétaire général de l'organisation, annonce la démission de toutes les charges occupées par des membres de l'UGTT dans les institutions de l'Etat, au niveau local et national, rejette toute ingérence externe au processus et appelle à la formation d'un « conseil constituant » élu par des élections libres et démocratiques. C'est une grande nouvelle. La démission des ministres de l'UGTT, 24 heures après avoir accepté des charges gouvernementales, indique la force des mobilisations et aussi – et ce n'est pas moins important – la conscience de la part de l'UGTT, tant de fois ambiguë avec le pouvoir, pour ne pas dire collaborationniste. Cela démontre que l'on peut avancer en marge des menaces de l'appareil du parti/Etat de Ben Ali.

Ensemble avec la nouvelle du retour au pays de Moncef Marzouki, opposant historique du Congrès de la République, qui exige un gouvernement d'union nationale avec tous les partis à l'exception du RCD, la décision du syndicat tunisien indique clairement que le peuple tunisien peut se gouverner lui-même. Les manifestations d'aujourd'hui semblent reproduire la dynamique de la semaine dernière, lorsqu'aux concessions de Ben Ali répondirent de nouvelles protestations. Le gouvernement de coalition installé depuis 24 heures est déjà mis à mal par la volonté du peuple.

En revenant à la maison, je lis la nouvelle de la démission de Ghannouchi en effet, pas du gouvernement, mais bien de ses fonctions dans le parti. Je lis également la nouvelle que le parti a exclu Ben Ali et 7 autres membres dirigeants. Rien ne pourrait être plus surréaliste ; le parti tente de se décontaminer en excluant le dictateur, et le premier ministre tente de se décontaminer en sortant du parti. Peuvent-ils continuer à penser, après ce dernier mois de luttes continues, qu'ils ont à faire avec des enfants ou des idiots ? Demain les Tunisiens réponderont à nouveau dans la rue.

Le plus préoccupant, c'est que les médias occidentaux et certains usagers de Facebook, mettent à nouveau en relation les manifestations d'aujourd'hui avec les islamistes d'Ennahada. Il se peut que quelques islamistes étaient présents, et il faudra s'habituer, par ailleurs, à ce qu'ils fassent légitimement partie de la nouvelle opinion publique tunisienne ; mais ce qui est certain c'est que seule une manipulation conscience explique cette volonté de coller une étiquette religieuse aux nouvelles mobilisations. Celui qui affirme avoir entendu un slogan ou avoir vu un symbole islamiste, ment. Une fois de plus, c'est l'hymne national et le drapeau du pays, sauvés de l'ignominie du régime, qui étaient les seuls signes unissant tous les présents.

Vers 17h30 un voisin me demande de l'aide pour traîner un tronc d'arbre et fermer notre rue. Une autre nuit de couvre-feu commence, angoissante, pleine de murmures et de tirs, avec l'irritant hélicoptère tranquilisateur sur nos têtes. Les dangers sont nombreux. Mais le peuple continue à défendre les quartiers et personne ne peut encore affirmer qu'il y a une alternative politique à la terreur.

Sixième jour du peuple tunisien : Faire des plans

Tunis, le 19 janvier 2011

Au sixième jour du peuple tunisien, une blague circule : « Nous avons chassé Ben Ali, mais les 40 voleurs sont restés ! »

Pour le sixième jour consécutif, des centaines de citoyens défient la loi martiale, qui interdit de se réunir à plus de trois personnes, et se rassemblent cette fois-ci Avenue Bourguiba, envahissant le boulevard central. La police laisse faire. L'atmosphère, sous un ciel à franges blanches et bleues, est complètement distincte d'hier. Toute la tension s'en envolée. On est certain de la faiblesse du gouvernement, ou du moins de sa stratégie, dont le conseil des ministres a été reporté jusqu'à jeudi. Il n'utilise plus la force. De fait, nous sommes arrivés jusque là par des rues à nouveau populeuses, avec de nombreux magasins ouverts et heuresement approvisionnées, au milieu d'un trafic relativement important. Les banques, qui ne donnent pas encore d'argent, sont également ouvertes. Mais ce n'est pas la normalité. Ou bien si, au contraire, c'est précisément la normalité. On a la sensation que, pour la première fois en 23 ans, il se passe quelque chose de normal à Tunis. Comme si l'on avait soulevé une chappe de plomb au-dessus de la tête des gens.

Sur le boulevard de l'avenue Bourguiba, les manifestants expriment non seulement leur rejet du RCD, mais leur simple existence, leur ampleur et leur déploiement maximum dans une réalité partagée. Il crient à nouveau des consignes vigoureusement abstraites (« Peuple, liberté, patrie, dignité »), font ondoyer le drapeau tunisien, chantent à répétition l'hymne national. Ils ouvrent leurs rangs serrés pour que puissent passer les tramways, qui exhibent sur le vitres des inscriptions contre le RCD et l'illégitime gouvernement de transition. Ils se laissent emporter par la sensation, peut être dangereuse, qu'ils ont déjà vaincus. Et ils transforment le boulevard en une concentration, mais aussi en un défilé festif, où chaque participant s'exprime à sa manière, qui avec un morceau de papier, qui avec une phrase ou une image ; « Respectez la volonté du peuple ! » ; « Ben Ali + RCD égal terrorisme » ; « Dehors Ghannouchi ! ». Six jeunes vêtus de noir passent rapidement avec un cercueil chargé sur l'épaule et l'inscription « RCD, à la poubelle de l'histoire ! ». Et nous sommes tous émus quand un homme passe en montrant un montage photographique dans lequel apparaît Mohamed Bouazizi, la martyr de Sidi Bouzid, avec la ceinture présidentielle croisée sur sa poitrine et la légende : « Bouazizi, président ».

Il y a de la joie et de la fierté ; subitement les Tunisiens sont devenus le symbole de la résistance contre les dictatures et nombreux sont ceux qui ne croient pas ce qu'ils ont été capable de faire. Inés Tlili, preneuse d'image de cinéma, dit, exaltée de bonheur ; « Hier je regardais les nouvelles à la télé et je me sentais perplexe et heureuse à la fois : c'est de nous qu'on parle ! »

Des groupes de militants et d'intellectuels discutent dans des assemblées improvisées. On cite Lénine, Rosa Luxemburg, la Révolution française, la russe, la chinoise. On cite aussi les cas de Cuba et du Venezuela.

Nous pouvons nous organiser de manière autonome – dit le frère de Ben Brik, le célèbre journaliste pérsécuté par le régime. Il faut profiter de l'autogestion défensive des quartiers pour former des conseils et des communes.

- Nous avons besoin d'une alternative organisé, dit un autre

- Précisément, il n'y a rien de plus organisé que la spontanéité.

- Mais réflechis-y un peu. L'économie de notre pays dépend du tourisme, de l'émigration et du secteur textile aux mains des étrangers. En un mois tout cela peut être ruiné. Le peuple et la liberté sont des idées abstraites. Nous avons besoin d'un plan concret. Tu en as un ?

- J'en ai un. Les jeunes organisés dans les quartiers et un gouvernement d'union nationale formé par l'UGTT et les partis de gauche

Que le régime soit toujours debout, que les milices de Ben Ali n'ont toujours pas été défaites, que la rupture n'ait pas encore été consommée, cela n'est pas un obstacle pour cette éclosion fébrile d'activité constructive. Il y a des formes de joie qui exigent précisément de la planification, bien qu'on ne dispose pas encore des moyens nécessaires pour ce faire.

Amira, jeune actrice, fait également des plans pour diffuser la culture dans les villages les plus défavorisés et dans les secteurs les plus pauvres de Tunisie. « Dans le sud, la vie des jeunes est désolante. L'unique ressource qu'on leur a donné c'est la prostitution du tourisme. Il n'y a ni cinémas, ni centres culturels, ni théâtre, il n'y a rien. Il est nécessaire de leur apporter tout cela comme un élément inséparable de la souveraineté politique et de la conscience collective, qui a été intentionnellement mis à mal par la dictature de Ben Ali ».

Les situations d'exaltation révolutionnaire actualisent tous les mythes. Najib est un comptable d'une quarantaine d'années qui travaille dans une institution publique. Il s'est mêlé aux intellectuels et aux militants et a discuté avec eux à pied égal, faisant preuve d'une vaste, bien qu'hésitante, culture historique autodidacte. Il se définit comme musulman, bien qu'il déclare tout de suite qu'il ne votera jamais pour Ennahada. Il a sa propre solution : il ne s'agit pas d'en finir avec le RCD, mais bien avec tous les partis, tous les syndicats et toutes les institutions. Et ensuite ? Comment gouverner le pays ? « Le peuple », dit-il avec aplomb, « Le peuple tunisien est prêt, il est intelligent, il est génial. N'importe quel Tunisien peut piloter un avion ou gérer un hôpital ». Après ce que le peuple a fait au cours de ces 30 derniers jours, on croit aisément aux miracles.

On chante, on danse, on raconte des histoires qui alimentent l'excitation émancipatrice. A différents endroits de la ville, les travailleurs ont expulsé leurs patrons et pris les lieux de travail. Les employés de la compagnie d'assurance Star ont forcé le directeur a abandonner, sans chaussures, l'immeuble de la compagnie. Venant d'autres villes du pays nous parviennent des nouvelles d'assauts contre les sièges du RCD. On annonce en outre un communiqué imminent de toutes les partis de gauche, réunis afin de coordonner une stratégie commune face au gouvernement de Ghannouchi.

De retour à la maison, dans une Tunis étrangement festive, où les tanks sont presque agréables à la vue, nous sommes émus de voir un vieux, la baguette la main, distribuer des morceaux de pain aux passants et, plus loin, un petit étal de légumes sur lequel on peut lire l'annonce suivante : « Celui qui a de l'argant, paye, celui qui n'en a pas, qu'il prenne gratis ».

Quelques 80 personnes restent toute la nuit Avenue Bourguiba. Nous sommes presque couchés et contents que nous parviennent, à 10h30, des nouvelles d'Al-Mourouj. Les milices du dictateur sont en train d'assaillir le quartier et des échanges de tirs ont lieu avec l'armée, qui a demandé aux commandos d'autodéfense de se réfugier dans les maisons pour éviter les victimes civiles.

Parfois les êtres humains ont déjà changé alors que les mêmes structures restent debout. Et cela est très utile si l'on veut les faire tomber.

Première semaine du peuple tunisien : Toujours en avant !

Tunis, le 20 janvier 2011

Qu'es-ce qu'une révolution ? C'est une situation dans laquelle ont se sent plus sûr, plus tranquile, plus vivant, plus protégé, mieux accompagné dans la rue qu'à la maison. C'est sans doute pour cela que tout le monde, à un moment ou à un autre dans la journée, sans faiblir ni reculer, sort dans la rue et y reste pendant quatre, cinq ou huit heures d'affilée, refusant d'abandonner ce refuge ouvert dans lequel s'est transformé la ville. « A partir d'aujourd'hui nous n'avons plus peur » a inscrit une femme sur une pancarte qu'elle brandit au-dessus de sa tête. Et quelle beauté chez les gens, quels beaux visages sans peur, quel embellissement inédit de ces regards soudainement libérés des rides de la soumission.

Comme l'eau qui tombe en cascade, comme des feux d'artifices qui explosent en bouquet dans le ciel, comme la frénésie d'une poursuite, comme la multiplication des pains et des poissons, ils viennent d'ici et de là bas, l'un à tel moment, l'autre plus tard, des petits groupes organisés – réunis au hasard des rues et coordonnés à travers les téléphones mobiles – pour se concentrer cette fois-ci sur l'Avenue Mohamed V, face à l'ignoble immeuble de verre aveugle du RCD, protégé par l'armée. Les manifestants ont coupé cette grande artère de la capitale, occupant entièrement le bitume, isolant ainsi le centre du trafic automobile. La police observe de loin et les soldats sourient. Le slogan le plus crié est cette fois-ci « Le peuple veut faire tomber le gouvernement ! » (« Ashaab iurid isqat al khukuma ! »).

Nous allons jusqu'à la fin de l'avenue, à contre courant des gens qui arrivent, pour nous rapprocher de l'Avenue Bourguiba. Sur la Place du 7 Novembre, le tank d'hier est recouvert d'encore plus de fleurs, dont un bouquet a poussé par la bouche du canon, comme un tir de jacynthes et de coquelicots. A midi, il y a ici une forte présence militaire, et moindre de la police ; à l'intérieur des barbelés, d'autres blindés et de nombreux soldats se succèdent face au ministère de l'intérieur, au centre du boulevard. Mais c'est incroyable. Parce qu'on ne peut plus parler d'une manifestation mais bien d'un « éparpillement » (« beaucoup de choses heureuses éparpillées par le versant » comme disait Álvaro de Campos), d'une expansion, d'une occupation de toutes les rues du centre.

Sur le boulevard se forment des groupes de discussion – j'en compte jusque quinze – d'hommes et de femmes qui discutent et tentent d'élaborer des programmes et des stratégies. Ce sont de véritables assemblées populaires dont les participants prennent la parole avec un certain désordre, haussant la voix, réclamant la liberté de parole. La présence importante de femmes de tous les âges aujourd'hui est interpellante, et elles jouent un rôle protagoniste. Dans une des assemblées improvisées au milieu du boulevard, quand les discussions empêchent de s'entendre, ce sont précisément deux femmes – une fille voilée, qui semble islamiste, l'autre clairement laïque et de gauche – qui imposent le silence en rappellant « qu'il n'y a rien d'autre que le peuple, et nous en faisons tous partie ».

Dans ces assemblées, il apparaît clairement qu'une certaine fracture subsiste, qui est en train d'être résorbée, qui se résorbe. Les directions des partis et des syndicats se réunissent aujourd'hui à Bab-al-Asal ; les avocats manifestent face au Palais de Justice ; la dénomée « société civile », cette vague constellation d'artistes, d'intellectuels et d'activistes des droits humains, tente de restructurer et de libérer les organisations officielles dans lesquelles ils étaient scotchés comme des mouches attrapées par le miel. Ici, dans la rue, ce sont les jeunes, les employés, les ouvriers – le peuple – qui prennent la parole dans ces assemblées pédestres, parce qu'ils n'ont que leurs pieds pour se déplacer. Dans ces assemblées, des voix enfiévrées de leaders volatiles insistent sur la grande découverte de leur vie : « Ceci est la révolution du peuple » dit un jeune, ceint dans une fausse veste de cuir, au visage déterminé et bien taillé ; « et nous ne sommes pas disposés à la remettre à n'importe quel leader ». Et il ajoute au milieu des applaudissements : « Tous les cadres du RCD, des secrétaires au président, doivent être épurés ».

Ce qui est important – et impressionnant – c'est que tous s'organisent sans attendre d'avoir un gouvernement. Dans la matinée, je lis l'initiative d'un groupe de citoyens qui propose la création d'un Front de Libération Populaire de la Tunisie, à la marge des partis mais qui les interpelle, afin d'exprimer quelques renvendications communes à tous : « Nous appelons à continuer la création des comités populaires sur tout le territoire tunisien et à l'étranger, ainsi qu'à leur coordination, afin d'organiser la lutte du peuple et obtenir son droit légitime : accéder au pouvoir ». Le communiqué appelle également à la défense du pays de la part de ces comités, en collaboration avec l'armée – qui est invitée à renforcer sa confiance envers le peuple – en même temps qu'il demande la dissolution du gouvernement provisoire, de la police politique et du RCD ; la nationalisation des biens du parti et du clan Ben Ali et le jugement de tous les responsables du pillage de la nation.

Plus important encore : dans l'intérieur du pays se forment des conseils qui gèrent la vie des villes et des villages. A Kasserine, un des symboles de la révolution tunisienne, tombe de martyrs, berceau d'une aube nouvelle, une véritable Commune formée par les syndicats, les partis de gauche et des groupes de jeunes exerce le pouvoir et dicte ses décisions au « gouverneur ». Ils ont ramené les forces de l'ordre dans leurs casernes. Ici et là, tous réclament la dissolution du RCD, du gouvernement provisoire et l'établissement d'une Assemblée constituante.

Plusieurs de ces points sont repris dans le communiqué de la « Coalition des cinéastes libres », dont l'assemblée urgente ce déroule en ce moment – à 13h00 – dans la Maison de la Culture Ibn Khaldun, occupée par les travailleurs de l'image. Dans cette assemblée, ont décrète la suspension de facto de la censure et, après des discussions éclairantes (où les chaises sont utilisées comme tribune) et la lecture de la motion commune - qui demande une Constituante et des élections libres - l'assemblée se dissout pour se joindre à la rue : « Nous cinéastes, nous sommes des citoyens comme les autres » dit un énergique soixantenaire aux moustaches jaunissantes, « et nous devons nous unir au peuple ». Nous descendons tous les escaliers blancs de syle colonial pour revenir dans la rue.

Le peuple est toujours devant l'immeuble du RCD, où quelques changements ont eu lieu. Sur la grille d'entrée, un grand panneau se dresse : « Maison de la révolution du peuple ». Et en haut, à soixante mètres de haut, des petites silhouettes humaines s'affairent à démanteler les lettres qui composent le nom du parti. Elles parviennent à arracher le mot « tayuma » (Rassemblement) et le laisse tomber du haut de cette montagne d'injustice pour s'écraser au milieu des cris et des applaudissements de la multitude. Mais cela ne suffit pas. Il reste encore, au dessus de la grande porte de cristal brisée par les pierres, dans le préntentieux auvent, le nom redondant du parti gravé sur du marbre. Les jeunes situés en première ligne empoignent la grille pour entrer dans l'enceinte et les militaires, jusqu'à présent demeurés impassibles, tirent en l'air avec leurs fusils. La foule se disperse, mais elle le fait comme si elle était unie par des élastiques à un centre invisible, tirés depuis les extrêmes. Après une minute, on retourne devant l'édifice du RCD. Tandis que nous revenons par une petite rue latérale, un beau jeune soldat nous dit en souriant avec malice, l'arme inclinée vers le sol :

- Bon, c'est fini pour aujourd'hui. Revenez demain.

Mais c'est aujourd'hui que nous revenons. L'avant-garde de la manifestation, de nouveau collée à la grille, négocie avec les militaires présents à l'intérieur de l'enceinte, qui laissent passer cinq ou six personnes. Quelques minutes plus tard, ils apparaissent aux fenêtres, au-dessus de l'auvent, et laissent tomber des cables entre le mur et les lettres en relief qui composent le nom arabe du parti. En bas attend une camionette. Après plusieurs échecs, au milieu de la ferveur populaire, les lettres sont peu à peu arrachées, ensemble avec des morceaux de marbre et du mur. Le siège du RCD n'existe plus : c'est réellement la Maison de la Révolution du Peuple, un futur hôpital pour enfants – comme le réclament des cris – car la ville n'en compte qu'un seul.

Ensuite, avec l'accord des militaires, la multitude s'éloigne par l'Avenue Mohammed V, mais ce n'est que pour se regrouper – à partir de divers affluants – dans l'Avenue Bourguiba, où la présence policière est à présent dominante, signe sans doute une d'une charge de dispersion. Mais l'avenue est traversée, de haut en bas, par deux groupes procédant de directions opposées qui se rencontrent au milieu. On chante à nouveau l'hymne national. Les jeunes grimpent aux lampadaires en brandissant des drapeaux et des mots d'ordre. Une famille avec cinq enfants passe en exhibant des pancartes dénoncant l'horreur du régime et exigeant la dissolution du gouvernement. Ce n'est pas une révolte, non. Ni une protestation, ni une simple éruption. C'est une révolution.

A la maison, pendant la nuit, sous le couvre-feu, nous partageons le toit avec Amin, Ainara, Mohammed et Inés. Nous n'avons déjà plus de vin ni de bière, car on en trouve pas ces jours ci, mais il reste un peu de liqueur de Galice et quelques cigares cubains. Nous fêtons cette journée et les jours qui viennent. Inés raconte que les assauts de la nuit dernière dans certains quartiers populaires avaient pour but, pour les « milices noires », d'interrompre l'approvisionnement en légumes et en nourriture de la ville. Mohamed, professeur à l'école des Beaux-Arts et ex-militant du Parti du Travail Démocratique Patriotique, d'origine marxiste, énumère toutes les différentes initiatives et manifestations destinées à consolider le changement institutionnel à partir de l'embryonnaire coalition formée entre l'UGTT, les partis d'opposition et les comités de jeunes surgis ces derniers jours.

- La gauche clandestine, réprimée pendant toutes ces années, sort à la lumière du jour – dit-il. C'est arrivé. S'il reste encore beaucoup de chemin à faire avant d'épurer l'appareil d'Etat, et de nombreux périls à conjurer, le changement est déjà là. Il y a une structure préparée pour donner réellement le pouvoir au peuple.

Inés chante une chanson qui parle de la fille de la lune, amoureuse d'un étranger exilé qui aime son pays. Nous écoutons « La Estaca » de Lluis Llach (célèbre chanson catalane contre la dictature de Franco, NdT). Nous sommes émus. Mais nous sommes encore plus émus en regardant une vidéo amateur tournée une de ces nuits à Jebel Lakhmar, une authentique « favela » (bidonville) de la périphérie de la capitale faite de tôles et de brics et de brocs où, jusqu'à il y a peu, personne n'osait entrer. Dans cette vidéo on voit des centaines de jeunes armés de couteaux et de machettes au milieu de la nuit, avec des foulards blancs, signe distinctif des commandos d'auto-défense. Ils chantent et ils dansent et interpellent la caméra : « Regardez, nous ne sommes pas dangereux ! Nous vous aimons, nous défendons notre quartier et notre pays ! Nous sommes fiers d'être Tunisiens ! ». Là-bas, comme dans d'autres quartiers populaires de la ville, les rôles se sont inversés. Les jeunes, dans leurs checks-points de contrôle, ont arrêté la police qui les arrêtait toujours, ils ont fait sortir les policiers de leurs voitures, leur ont demandé leurs papiers, les ont fouillés les mains en l'air et ensuite, avec une politesse exquise, ils les ont laissé passer...

La nuit, cette nuit, ne tombe pas. Elle étend sa couverture.

Huitième jour du peuple tunisien : Tombera, tombera pas ?

Tunis, le 21 janvier 2011

Nous commençons cette journée avec la preuve inquiétante que la révolution ne peut pas tout arranger et que des forces irrationnelles opèrent aux marges de la logique dominante des choses. Notre ami Amin a attrapé la grippe.

Par contre, la révolution peut en finir avec la tristesse, la mélancolie, la mauvaise humeur, les tendances suicidaires. Mohamed cite le cas d'un ami dont le psychiatre l'a déclaré guéri à la date du 14 janvier, jour de la chute du dictateur. Nous inventons un nouveau terme ; la « Zaurathérapie » ; la révolution (« zaura ») comme thérapie psychologique. Les mobilisations, qui se répètent à nouveau dans le centre de la ville, sont en train de sauver les corps et les âmes.

Avant de nous diriger à nouveau sur l'Avenue Bourguiba, nous nous réunissons dans un hôtel avec Hamami Jilani, syndicaliste dans le secteur des télécommunications et membre dirigeant du Parti Communiste Ouvrier de Tunisie. Hamami, qui est également sociologue, n'a pas le moindre doute que la pression populaire va finir par abattre le gouvernement. La solution de rechange ? Depuis plusieurs jours, dit-il, il y a diverses tentatives pour former de vastes coalitions qui évitent le vide du pouvoir. Bien que l'armée est faible et que Ben Ali l'avait maintenue aux marges, en tant que corps technicien très dépolitisé, son prestige a augmenté ces derniers jours tandis que les partis politiques, interdits et réprimés, n'ont pas eu l'occasion de faire parvenir leurs idées à la population. C'est pour cela qu'il est nécessaire d'agir rapidement. On s'attend à ce que dès demain on annonce la constitution du « Front du 14 Janvier », qui réunira un ample spectre de forces de gauche et nationalistes aujourd'hui divisées : le PCOT, les Patriotes Démocratiques, le Parti du Travail Patriotique et Démocratique, des nasséristes, baasistes, trotskystes et des petites groupuscules d'inspiration marxiste. Il a été impossible d'y intégrer le Congrès de la République, de Moncef Marzouki, qui serait en train de négocier de son côté une sorte d'alliance avec Ennahada, la parti islamiste de Rachid Ghanouchi, encore en exil. La force décisive, en tous les cas, sera l'UGTT, le syndicat tunisien, auquel Jilani appartient, qui compte 500.000 membres et dont la base militante a été mobilisée depuis le début.

- Il y a toujours eu deux « vitesses » au sein de l'UGTT – dit Jilani. La direction n'a pas seulement collaboré avec le régime mais elle s'est en outre montré passive, pour ne pas dire complice, devant l'arrestation de nombreux de ses affiliés plus à gauche. Mais aujourd'hui la pression populaire l'a obligée à suivre les directives de la base. L'UGTT n'a pas appelé à la manifestation du 14 janvier ; le jour avant elle avait accouru à l'appel du palais et le jour suivant accepté de faire partie d'un gouvernement de coalition. C'est la pression de la base qui l'a fait corriger le tir.

Le programme du Front du 14 Janvier comprend, comme mesures immédiates, la constitution d'un gouvernement provisoire duquel serait exclu le RCD et la convocation d'élections pour une Assemblée constituante chargée de rédiger une nouvelle Constitution. Ce gouvernement se maintiendrait pendant un an. Pour atteindre ce but, ajoute-t-il, il faut maintenir la pression populaire.

- La pression implique deux éléments simultanés : les manifestations dans la rue et l'organisation de la vie quotidienne. On a formé ce qu'on appelle des « commissions populaires » ou « Conseils de Défense de la Révolution » dans toute la Tunisie. Leur mission initiale, celle de protéger les quartiers des milices de Ben Ali, doit s'étendre à la gestion des services municipaux afin de construire un nouveau modèle de gestion démocratique et populaire. C'est également le cas dans les entreprises, sur les lieux de travail. Beaucoup de dirigeants d'entreprises, tant publiques que privés, ont été expulsés ces derniers jours par les travailleurs.

Sur la menace des milices, Jilani pense que le danger n'est pas encore totalement écarté et qu'il provient surtout de la Garde présidentielle, un corps entièrement opaque créé par Ben Ali, très bien armé et composé d'un effectif inconnu. Pendant la nuit, ils ont à nouveau ouvert le feu à Al-Mourouj, toujours dans l'intention d'empêcher le ravitaillement de la ville. De plus, on ne connaît toujours pas le nombre exact de prisonniers politiques, certains sont dans des prisons secrètes, et il n'est pas certains qu'on a libéré tous ceux qui ont été arrêté la nuit du 14 janvier et enfermés au Ministère de l'Intérieur.

- La majeure partie des prisonniers politiques sous le régime de Ben Ali appartenaient à notre parti, le PCOT, ou aux islamistes d'Ennahada, les seules forces de l'opposition réelle à la dictature à l'intérieur du pays, et celles qui ont le plus souffert et fait de sacrifices. En dépit de nos différences irréconcialiables, il faut reconnaître le prix élevé payé par les partisans d'Ennahada pendant ces deux décennies. De plus, depuis 1987, leur discours s'est énormément modéré ; ils acceptent la séparation entre l'Etat et la religion ainsi que le code de la famille de Bourguiba. Le font-ils par pragmatisme, conscients de leur faiblesse, ou le font-ils par conviction ? C'est la question à laquelle nous n'avons pas de réponse.

La perspicacité de Jilani dans son analyse de la situation révolutionnaire en vigueur contraste avec l'ingénuité à l'heure de juger le rôle joué par les Etats-Unis et l'UE dans tout le processus.

- Les événéments les ont pris par surprise et c'est pour cela qu'ils ne sont pas intervenus directement. Maintenant ils n'ont pas d'autre choix que d'être à la remorque des événements.

Nous lui demandons enfin quelles sont les raisons qui expliquent, selon lui, la puissance de cette révolution populaire que personne n'attendait.

- Au contraire de ce qui se dit, le mouvement n'a pas été aussi spontanné, ou du moins pas autant qu'on le croit. Les premières manifestations à Sidi Bouzid, après l'immomation de Mohamed Bouazizi, démontraient déjà une forte charge politique avec des slogans tels que « Le travail est un droit » ou « Travail, liberté, dignité nationale ». Derrière cela, il y a tout un travail syndical, déjà mis à l'épreuve surtout pendant les révoltes populaires du bassin minier de Gafsa entre janvier et août 2008. On exagère aussi le rôle joué par internet. En l'absence de liberté d'expression, Facebook et le téléphone mobile ont joué un rôle essentiel, mais ce n'est pas eux qui ont fait tomber le gouvernement.

Avant de nous submerger à nouveau dans la « Zaurathérapie », nous parlons également avec Fabio Marchelli, avocat italien lié à l'organisation des Juristes Démocrates et qui fait partie de la Délégation euro-méditéranéenne des droits de l'Homme chargée d'informer l'UE sur les violations commises par le régime de Ben Ali.

- Il faut créer une commission d'enquête – dit-il – qui s'occupe de toutes les violations des droits humains commises depuis 1957, sur base du modèle suivi dans certains pays latino-américains.

Il s'est réuni ces derniers jours avec des organisations des droits de l'Homme, avec le comité de soutien à Gafsa et avec des associations de femmes. Egalement avec les représentants des avocats, très combatifs cette dernière période (et qui ont expulsé hier du Palais de Justice un juge particulièrement corrompu). Sa délégation a également été reçue par le ministre de l'Intérieur, Ahmed Friaa, l'une des cibles de la haine populaire.

- Le Ministre – dit Marchelli – a fait référence aux protestations populaires comme une « révolution » et a reconnu que son poste est provisoire.

Par rapport à la position de l'UE pendant la crise, il pense que son image a été clairement mise à mal par le soutien accordé à Ben Ali par les gouvernements français, espagnol et italien, et que les institutions européennes devraient soutenir aujourd’hui tous les changements en faveur d'un mouvement démocratique fort et organisé, avec des objectifs clairs pour l'avenir immédiat.

Elle devrait oui, mais elle devrait alors surtout – dis-je – retirer son soutien à Israël, aux régimes d'Algérie, d'Egypte, de Jordanie et d'Arabie Saoudite et un long « etcétéra » de criminels et de satrapes. Mais il semble plus probable qu'elle continuera à être plus incohérente avec ses discours qu'avec ses intérêts économiques...

Le centre ville est toujours en révolution. Tous les jours les protestations se renouvellent et tous les jours se produisent des petits changements. Aujourd’hui, les concentrations commencent à nouveau Avenue Bourguiba, où à 10 heures du matin, face au Ministère de l'Intérieur, il y a autour de 2.000 personnes. Le gouvernement, entre autres mesures prises sous forme de placébo, a décrété trois jours de deuil pour les « martyrs » qu'il a lui même tué et les drapeaux sont mis en berne. Une pancarte dressée par les manifestants dit : « Aucun deuil avant que le gouvernement ne tombe ». On crie, on chante, on exige la dissolution du cabinet ministériel. La police arrive depuis la Place du 7 novembre et établit un épais cordon de boucliers et de casques pour couper la chaussée en direction de l'Avenue Mohamed V. Un groupe de manifestants qui surgit avec des cris et des chants depuis le côté opposé va droit dessus et, pendant un moment, le choc paraît inévitable. Mais la discipline, des deux côtés, est très grande et, après un face à face avec le mur des uniformes noirs, la multitude reprend sa route et commence à avancer vers la Médina, sans cesser de crier et de chanter l'hymne national.

Sur le boulevard reste, comme hier, des petits groupes réunis en assemblées de discussion, ainsi que de nombreux signes de changement. Les slogans peints sur les murs par exemple, en arabe et en français, invoquent la liberté d'expression ou dénoncent les crimes du régime. Des gens s'agglutinent sur la devanture de la librairie El-Kitab, qui a mis en vente « La Régente de Carthage », le livre interdit sur la femme de Ben Ali et sa famille, ainsi que les œuvres de l'écrivain oppositionnel Ben Brik. On peut aussi citer l'incroyable consommation de journaux, dans un pays qui méprisait la presse. Ou cette occupation des cafés de l'avenue par des journalistes, des intellectuels, des artistes, qui prennent un café, échangent les informations, parlent sans arrêt, avant de se plonger à nouveau dans les mobilisations. Ou encore cette dame de 60 ans, avec son aspect de matrone de quartier, qui m'approche avec naturel et me demande où sont les manifestations comme si elle me demandait où se trouve l'arrêt d'autobus. Face à la cathédrale, la statue du grand historien tunisien Ibn Khaldun partage tendrement l'espace avec un tank en fleurs. L'avenue Bourguiba, qui a toujours eu un air sombre – un air retenu – a aujourd’hui la légéreté ensoleillée d'une journée à la campagne. C'est l'atmosphère de ces rêves freudiens où l'on se penche pour ramasser une pièce d'or pour s'apercevoir qu'une autre se trouve à côté, et une autre encore, et subitement tout le sol est rempli de monnaies brillantes qui ne peuvent toutes tenir dans nos mains.

C'est la même chose avec cette étrange dynamique des manifestations volatiles. Tout d'un coup, on entend à nouveau des cris ; ce sont des médecins qui manifestent, avec leurs blouses blanches, qui hurlent « Le dictateur en Arabie Saoudite, et le même gouvernement qui reste ici ». Et puis s'en vont. Ensuite on entend des bruits de pas de course et ce sont les travailleurs du transport qui passent, au rythme quasi militaire. Ils ont laissé leurs véhicules et se dirigent à pied, en hurlant des slogans jusqu'à la Porte de France, puis disparaissent.

La manifestation principale s'est déplacée à la Quasba, la place qui se situe devant le siège du Premier ministre, et nous nous y rendons en traversant La Médina, étrangement calme sans la présence des touristes. Il est logique d'aller à la Quasba, c'est là qu'il faut faire pression maintenant. Dans cette grande boîte formée par le Ministère des Finances, la Mairie, le Palais de justice et le siège du Premier ministre, plusieurs milliers de personnes agitent leurs pancartes et des drapeaux. Il est déjà 14 heures et la multitude insiste, résiste, ne se lasse pas : « Nous continuerons à lutter jusqu'à la chute du gouvernement ». Quand les cris ou les groupes semblent faiblir, un nouveau groupe apparaît depuis l'arrière de l'hôpital, avec de nouveaux slogans et de nouveaux renforts ; et ensuite un autre depuis le cœur de La Médina. Des grappes de jeunes sont accrochés aux fenêtres du Premier ministre.

Vers 14h30, il se passe quelque chose d'incroyable. Une femme de quarante ans s'approche de moi très excitée, me tire par la manche avec obstination et me demande de la suivre. Elle rit, elle n'arrête pas de rire. Au début je ne comprend rien et ce que j'entend me semble un délire absurde : « Un ministre sans voiture ! Un ministre à pied ! ». Et elle ne peut s'arrêter de rire, elle pleure littéralement de rire tandis qu'elle interpelle tout le moinde en montrant une direction avec la main. Et le voici : c'est un homme légèrement obèse, chauve, habillé avec une veste grise. C'est Ahmed Brahim, le ministre de l'Education supérieure, leader d'un des partis de l'opposition (Ettajdid, la Rénovation, ancien Parti Communiste) qui a accepté une charge dans le gouvernement et n'a pas démissionné. Il attend une voiture et tente de passer incognito. Le femme en tombe des nues, elle ne peut le croire et elle rit comme un enfant : « A pied, dans la rue ! Un ministre et il n'a pas de voiture ! ». Mais ceux qui le reconnaissent enfin autour de nous ne trouvent pas cela drôle. Vingt ou trente personnes lui tombent dessus : ils forment un cercle autour de lui qui l'entoure de manière menaçante. Les poings se dressent, on l'interpelle : « collabo' ! », « traître », « démissionne si tu ne veux pas être complice », « tu vends nos martyrs ». Pendant un instant, je crains le pire. Dans une telle situation, dans n'importe quel autre lieu, un lynchage aurait été atrocement normal ou, du moins, une agression vengeresse. Mais pas à Tunis depuis la révolution. Le ministre tente de donner des explications, puis fait mine de s'ouvrir une voie de sortie. Certains le poussent, d'autres, plus nombreux, demandent le calme. Après quelques bousculades et insultes, le ministre parvient à s'extraire, s'engouffre dans une voiture et s'en va, indemne.

Mais le plus incroyable se passe vers 15h. Tout à coup, depuis la rue Bab Bnat, où se trouvent les tribunaux, monte un groupe fourni de manifestants hurlants. Ils sont habillés de noir et exhibent un carnet à la main. Oui, ce sont des policiers qui viennent se réunir aux protestations. Lorsqu'ils arrivent aux abords de la place, où ils se retrouvent face à face aux camions militaires et aux fourgons policier, les nouveaux venus se mêlent aux citoyens, serrent les mains, embrassent. Certains grimpent sur le toit d'une camionette de police et crient « Vive le peuple, nous aussi nous sommes ses enfants ! ». Les spectacteurs applaudissent et sifflent à tout rompre. Tous ensemble chantent une fois de plus l'hymne nationale « Namutu namutu wa yahi el-watan ».

A mes côtés, Amira se met à pleurer. Oui, on dirait vraiment la fin. Le régime se décompose. Il ne reste plus personne pour défendre le gouvernement.

Mais non. Lorsque j'arrive à la maison, je commence à croire que j'ai rêvé. Je cherche dans les journaux et il n'y a rien ; rien dans la presse espagnole, et rien non plus dans « Libération » ou « Le Monde », qui, ces derniers jours, ont actualisé l'information minute par minute. Ils l'ont sans doute ignoré par peur ou par un calcul subtil, mais, n'est-ce pas important qu'une partie de la police s'unit aux manifestants, en rupture avec le régime ? Et je me rend compte que, tout comme une partie de la petite-bourgeoisie tunisienne, fatiguée de tant de fatigues, les médias occidentaux se donnent pour satisfaits des changements déjà produits et cherchent à freiner toute évolution ultérieure de la situation. Ils parlent des mesures prises par Ghannouchi en faveur de la liberté, mais rien, ou très peu, sur les manifestations contre lui.

Hammami Jilani se trompe-t-il ? Y aura-t-il rupture ou pas ? Le gouvernement tombera-t-il ?

Comme tout est toujours surprenant, il ne faut pas hâter les conclusions. La grippe existe, c'est vrai, mais le peuple tunisien est seulement un bébé qui a à peine huit jours.

Neuvième jour du peuple tunisien : Il s'étire, il s'étire, mais ne tombe pas

Tunis, le 22 janvier 2011

Dans un certain sens, je me sens ces derniers jours très tunisienne, parce que comme le reste des Tunisiens, je me rend compte que je n'avais rien compris jusqu'à présent de la Tunisie. Et parce que ce qui me paraît clair aujourd’hui, comme au reste des Tunisiens, c'est surtout une grande confusion. La situation, huit jours après la chute du tyran, s'étire, s'étire mais sans parvenir à se rompre. Comme dans toutes les révolutions, les premières semaines sont décisives et on a une impression un peu gênante – comme d'une liberté vaporeuse, douloureuse, informe – d'une grande indéfinition.

Il y a des morceaux éparpillés de tous côtés qui ne parviennent pas à se joindre. Ces petits morceaux donnent un air festif à une ville qui jusqu'à peu somnolait sous une sale cloche vitrée. Mais l'impression domine également que tout, vraiment tout, peut arriver, et pas seulement des bonnes choses. La décomposition rapide du régime, qui a entraîné aujourd’hui la police, revendicative et patriotique, mélangée dans l'Avenue Bourguiba avec le reste des manifestants, provoque une joie furieuse, une émotion contagieuse, mais elle rend également les forces populaires vulnérables. Nous devons nous rappeler en ce moment, alors que la vie si longtemps réprimée explose par toutes les coutures, qu'il y a de nombreux secteurs organisés qui font des calculs dans l'ombre : de Khadafi aux Etats-Unis, des milices noires aux dirigeants du RCD, de l'Union européenne aux islamistes. Que fait la gauche ?

Submergé dans le tourbillon, on peut à peine faire autre chose que d'imaginer. Et moi j'imagine les choses ainsi : le gouvernement tente de gagner du temps ; l'UGTT en perd en discussions sans issue ; la petite-bourgeoisie commence à souhaiter un peu plus d'ordre et de stabilité ; les artistes et les intellectuels composent des odes aux martyrs et fêtent la liberté d'expression dans les théâtres et les centres culturels libérés ; les islamistes, minorité affaiblie, commencent à apparaître timidement dans la rue ; et l'armée, que certains considèrent aux ordres des Etats-Unis, se laisse chérir par le peuple et reste dans l'expectative. Il reste à savoir ce qui se passe dans tout le pays, surtout dans le centre-ouest, où a commencé à la protestation et où probablement les choses se décident indépendamment de la capitale.

A midi, l'Avenue Bourguiba est toujours remplie de monde. Cette fois-ci, à côté des tanks qui gardent le ministère de l'intérieur, ce sont les policiers qui manifestent, prolongeant leur virage surprenant d'hier. On les reconnaît immédiatement, même si la majorité d'entre eux sont habillés en civils, et ils imposent un certain respect : maintenant, ce sont les bons, disent-ils, mais il y a sur leurs visages une sorte d'effronterie opaque qui invite peu à la confraternisation. Mais si on regarde les immeubles contigus au ministère, on ne peut qu'être ému : « Le peuple a libéré la police » ; « La police avec la révolution » ; « Nous sommes innocents de la mort des martyrs » et sur un panneau publicitaire ; « La police crache sur Ben Ali ». Mais si l'on tourne le regard vers le groupe compact habillé en cuirs noirs – couleur visuellement dominante – on ne peut ne peut s'empêcher de se souvenir de cette très proche nuit du 14 janvier dans laquelle des amis et des connaissances furent implacablement persécutés et pourchassés autour de ces bâtiments et dont certains ont été conduits dans les caves sinistres du Ministère de l'Intérieur, torturés et libérés seulement trois jours plus tard.

Je m'approche de quelques policiers, ou plutôt c'est eux qui me cherchent pour me transmettre leur message. Il est clair qu'il ne veulent pas se retrouver empêtrés dans la débâcle ni transformés en boucs émissaires de la révolution. La manœuvre défensive est évidente. Ils veulent se faire entendre et cette même nécessité de se justifier trahit une nervosité peu tranquilisatrice. L'un d'entre eux me raconte qu'il était officier de police jusqu'en 1998, date à laquelle il a démissionné tout en restant lié au Ministère de l'Intérieur comme simple fonctionnaire. Il assure avoir maintenu des liens avec des associations des droits humains et avoir tenté de dénoncer à plusieurs reprises les abus et les violations commises.

- Nous n'avons ni réprimé ni torturé !

- Mais alors, qui l'a fait ?

- C'est la Garde présidentielle et les milices du dictateur.

Un collègue, à ses côtés, intervient très excité et hausse la voix, se défendant presque avec agressivité :

- Nous sommes nombreux, très nombreux, à avoir refusé d'accomplir les ordres, de torturer les détenus.

Tous deux insistent sur un slogan qui se répète sans cesse entre les stophes de l'hymne national : « Nous sommes au service du peuple et pas de la mafia ». Ils sont, disent-ils, des prolétaires, beaucoup ne gagnent que 300 dinars par mois (150 euros), et ils sont là aussi pour revendiquer de meilleurs salaires. Comme pour confirmer ces dires, dans la tribune improvisée sur l'un des fourgons, un des orateurs exhibe une orange et un sandwich, symboles de la pauvreté de sa vie matérielle. Il crie en levant les bras ; « Nous voulons la patrie, la démocratie et la dignité » et des centaines de voix lui répondent avec la même consigne.

Mais un autre policier, entretemps, me prend à part et me dit qu'ils sont là aussi – et qu'on le fasse savoir au monde – pour revendiquer le droit de leurs femmes à porter le voile, interdit par la dictature laïque de Ben Ali. « Nous avons le droits de nous habiller comme nous voulons » me dit-il.

Dans le communiqué qu'ils distribuent sur le boulevard, on a inclu cette demande. Ils parlent de leur condition de fils du peuple, accusent le RCD des crimes commis et réclament la séparation entre l'Etat et les partis politiques, tout comme leur droit de former un syndicat policier. Le communiqué se termine par un « Vive la Tunisie libre et indépendante ! ».

Pendant ce temps, de l'autre côté de La Médina, sur la Quasba, la pression se maintient devant le siège du Premier ministre, maintenant protégé par l'armée. Quelques 1.500 personnes se sont à nouveau rassemblées pour exiger en criant la dissolution du gouvernement. Mais quelque chose me frappe. Le profil social des manifestants a changé. Ce sont plutôt aujourd’hui des familles entières, des mères et des filles portant le voile, des pères avec barbe. Il est claire que ce sont des islamistes, très minoritaires et ces derniers jours quasi complètement absents (leur propre leader Rachid Ghanouchi, du parti Ennahada, a lui-même admi leur rôle quasi nul dans la révolution). Aujourd’hui, ils remplacent en partie les étudiants, les intellectuels, les professeurs qui étaient là hier et qui fêtent aujourd’hui la liberté nouvelle sur l'Avenue Bourguiba, à 200 mètres des policiers rebelles, entre le Théâtre municipal et le Café Univers.

Arrivée là-bas, j'exprime à nouveau ma préoccupation à Inés et Mohamed :

- Vous êtes ici en train de jouer la guitare pendant que les islamistes eux font pression sur le gouvernement. C'est au cours de ces jours ci que tout se décide, mais aussi que tout peut être perdu.

Sabi, un homme âgé, d'aspect très intelligent, journaliste tunisien à la retraire qui vient de revenir d'exil en France pour participer au mouvement de transformation, me dit qu'il faut se donner du temps, que cela fait seulement huit jours qu'on a expulsé le dictateur et il cite la Révolution des Oeillets au Portugal.

- Mais justement, cette révolution a été perdue

Mais il dit, en tous les cas, quelque chose d'important. On ne peut pas mesurer la consistance ou la direction du processus à partir de la capitale. L'une des caractéristiques singulières de la révolution tunisienne est qu'elle ne s'est pas imposée à partir de la capitale à l'ensemble du pays, mais au contraire, qu'elle a commencé en dehors de la ville, dans le centre-ouest, dans les zones les plus reculées et abandonnées, pour atteindre seulement à la fin le noyau économique et administratif de la capitale. C'est là, à Sidi Bouzid, à Thala, à Menzel Bouzaine, à Regueb, à Kasserine, où les gens s'organisent, soutenus par le syndicat, mais à partir d'une impulsion propre. Un communiqué signé du 20 janvier à Kasserine par le Conseil local de Défense et de Développement de la Révolution semble le démontrer. Dans ce communiqué, après l'exigeance de la dissolution du gouvernement, le jugement des oppresseurs et des assassins et l'élection d'une Assemblée constituante, on évoque les ennemis internes et externes qui veulent invalider le sacrifice des martyrs en faveur de « l'impérialisme, du sionisme et des régimes arabes réactionnaires ». On y réclame « la justice sociale » et le « partage équitable des richesses » au bénéfice des secteurs les plus défavorisés.

Presqu'au même moment, Inés me donne un autre communiqué. On a enfin constitué le Front du 14 janvier, annoncé hier. Il est formé par le Courant Baassiste, la Ligue de la Gauche Travailliste, les Patriotes Démocratiques, le Mouvement des Patriotes Démocrates, le Parti Communiste des Travailleurs de Tunisie, le Mouvement Nassériste, le Parti du Travail Patriotique et Démocratique, et la Gauche Indépendante. Son programme, qui coïncide dans l'essentiel avec les revendications majoritaires, inclu quelques points concernant la politique sociale et internationale ; « La contruction d'une économie nationale au service du peuple qui mette les secteurs vitaux et stratégiques sous le contrôle de l'Etat, avec la nationalisation de toutes les entreprises et institutions privatisées ». Ainsi que « le rejet de toute relations normales avec l'entité sioniste et le soutien à tous les mouvements de libération nationale du monde arabe ».

A la tombée du soir, la multitude s'est rassemblée devant le Théâtre pour rendre hommage aux martyrs. On allume des bougies sur le sol du boulevard tandis que l'on chante des vieilles chansons du mouvement étudiant des années 1980 et on entonne à nouveau l'hymne national. Tout d'un coup je me rend compte que nous n'avions pas fait attention au fait que l'image de Ben Ali avait complètement disparue de tous les édifices, de tous les magasins, de tous les cafés. Je me rappelle une superbe blague visuelle publiée sur Facebook ; on y voyait la silhouette du dictateur avec le corps en blanc et dessus le message « Error 404 Not found » (l'indicatif des pages censurées sur internet). Un jeune, à mes côtés, rit à pleines dents, d'un bonheur enfantin, secouant la tête avec incrédulité : « Et ils disaient que nous, les Tunisiens, nous étions comme des bêtes ». Tout est encore à décider, mais cette blague qui circule ces derniers jours donne une bonne mesure de ce qui a changé chez les gens ; « Ben Ali a créé les fonds de solidarité. Il est parti avec les fonds, mais il a laissé la solidarité ».

Le syndicat UGTT doit décider demain, ou après demain, de l'appel ou non à une grève générale qui puisse mettre fin à la situation indéfinie actuelle, pour rompre enfin avec le passé.

Et avant de me coucher me parvient la nouvelle d'une caravane qui a quitté Menzel Bouziane, à 280 kilomètres de la ville, et à laquelle se sont ajouté en chemin des gens d'autres régions. On parle de 4.000 personnes, dont le but est de venir dans la capitale pour réclamer la dissolution du gouvernement. Le froid infernal qui s'est enfin abattu sur le pays se réchauffera certainement avec leur arrivée.

Dixième jour du peuple tunisien : Les gens de l'intérieur du pays prennent la ville

Tunis, le 23 janvier 2011

Une révolution peut-elle devenir, tout simplement, une habitude ? Es-ce que cette habitude est compatible avec les tâches normales de gouvernement, de reproduction de la vie quotidienne, d'affaiblissement naturelle des forces ? Le gouvernement espère ce que les manifestants craignent : la fatigue. Mais en ce dimanche de transition vers « le premier jour de normalité », où se mettra à l'épreuve la capacité du peuple pour ébranler à nouveau cette « normalité », l'Avenue Bourguiba est toujours en effervescence sous une lumière tellement pure, tellement radicale, que les immeubles et les arbres semblent nus et presque sans peau. Ce qui est surprenant à Tunis ces derniers jours, c'est que les choses se répètent ; l'habitute de continuer à se mobiliser, à crier, à parcourir les rues avec des slogans, à protester. Voici à nouveaux les assemblées libres en pleine rue, les cafés transformés en commissions parlementaires, les groupes de manifestants qui, comme dans un carillon, tournent sans cesse sur le boulevard. Voici encore les policiers, accompagnés par leurs femmes, brandissant leurs pancartes et proclamant à voix haute leur innocence pour les crimes de Ben Ali ; et revoici les familles qui, au lieu d'aller à Al Lac ou au Belvédère, vont avec leurs enfants se faire photographier devant les tanks. « Manifester est devenu un loisir », dit l'un des nouveaux-vieux journaux de Tunis. A défaut de touristes, les Tunisiens font eux-mêmes du tourisme dans les lieux symboliques de leur révolution encore incertaine.

Mais, dans un certain sens, la réalité a atteint la capitale. Les milliers de travailleurs, chômeurs et paysans venus de l'intérieur du pays, des villes et des villages du centre-ouest (El Kef, Jendouba, Sidi Bouzid, Regueb, Siliana) sont arrivés devant le siège du Premier ministre. Aujourd'hui, encore une fois, tout à changé là bas. La multitude est un kaléïdoscope dont la composition sociale se modifie d'heure en heure, de jour en jour. C'est maintenant les visages brûlés par le soleil qui dominent, les femmes fortes, les larges burnous de laine rude. Quelques jeunes vaincus par la fatigue de la nuit dorment peletonnés contre le mur du Ministère des Finances, cherchent le soleil dominical, avec des baguettes de pain et des bouteilles d'eau entre les jambes. Les consignes sont les mêmes, tout comme les cris, les chants et les drapeaux : « I´tizam i'tizam, hata iusqut el-nitham ! » (« Mobilisation, mobilisation jusqu'à faire tomber le gouvernement ! »). Et les discours sont tellement variés qu'il est difficile de trouver un dénominateur commun, en dehors de cette forte impulsion démocratique et radicale.

Un jeune escalade un lampadaire et déploie le visage de Che Guevara sur un drapeau rouge. Un paysan moustachu crie « Vive l'armée ! » au passage de deux soldats.

Mahmud Behlali a 50 ans et vient de Sidi Bourouis, dans la Siliana, ensemble avec 300 autres compagnons. Sa carte d'identité, qu'il me montre, dit qu'il est « amel yaumi », c'est à dire journalier. Il travaille dans la construction, et quand il y a du travail, il gagne 12 dinars par jour (6 euros). Il a trois enfants et après avoir payé le loyer, l'eau et l'électricité, me dit-il, il ne lui reste plus rien. « Le gouvernement est composé par une poignée de canailles », insiste-t-il de manière répétée tandis qu'il lit à voix haute, afin d'être sûr que je comprenne, la consigne écrite en arabe qu'il affiche sur un carton : « Abattons le gouvernement qui veut avorter notre révolution ». Je lui demande s'il appartient à un parti ou à un syndicat et il répond qu'il n'a confiance que dans l'armée. Il me demande le carnet où j'ai écrit son nom pour signer, avec le double orgueil de celui qui sait écrire et qui est disposé à engager sa parole.

Shidli Adaili, 45 ans, père de 5 enfants, est venu de Jendouba et a fait une partie du voyage (70 kilomètres) à pied. Il est au chômage, tout comme le fils de 25 ans qui l'accompagne. Deux cent autres sont venus avec lui et exigent la dissolution immédiate d'un gouvernement qui les a privé de leurs ressources et qui a tiré sur leurs frères. Il n'appartient pas non plus à un parti, mais il raconte que les syndicalistes les ont soutenus depuis le début.

Il y a aussi Mehdi, représentant typique de la petite bourgeoisie radicale de la capitale. Maigre et sévère, dans un manteau noir, sa voix ne peut cacher un certain ressentiment. Il a fait deux types d'études et un doctorat, parle quatre langues et ne survit que grâce au petit salaire de sa femmes, également diplômée et maîtresse d'école.

- Ne te trompes pas, me dit-il en montrant l'image du Che. J'étais de gauche mais je ne le suis plus. Ceci est une révolution musulmane et non communiste. Ce dont nous avons besoin c'est d'un Che Guevara musulman.

Il y a Firas, un jeune étudiant en première année d'études commerciales, plus accomodant, usager de Facebook, que nous devons gronder afin qu'il cesse de parler anglais et revienne à l'arabe ou au français. Il est scandalisé par la position de l'UE et par la corruption du régime de Ben Ali.

- Tu sais pourquoi il n'y pas de McDonald's ni de Starbuck's à Tunis ? Parce que la famille Trabelsi voulait la moitié des bénéfices !

Il y a également Saddam, beau comme un grand ange de quartier, souriant, heureux, dents et yeux rutilants, enveloppé dans un drapeau à l'éfigie de Che Guevara. C'est le deuxième que nous voyons aujourd'hui. Saddam a 26 ans et est, comme presque tous les autres, au chômage. Il est venu de Regueb et quand on lui demande comment la vie quotidienne est gérée dans sa ville, il nous répond que tous les jours il y a une concentration et qu'on a formé un Conseil de Défense de la Révolution en collaboration avec les syndicats et d'autres forces politiques, jusqu'à présents interdites et réprimées.

Il lève le nez et ouvre sous lui ses deux doigts fermés : « Nous respirons la liberté ! ». Un de ses compagnons intervient tout excité pour dire que les Conseils comme celui de Regueb sont en train de se crééer dans tous les villages et villes d'alentour.

Et il y a Sameh, une femme robuste et simple, d'aspect intelligent. Elle intervient vivement dans toutes les conversations, citant sans cesse le prix de l'avion personnel de Ben Ali : « Quarante millions de dinars ! ». Elle travaillait comme secrétaire dans une entreprise d'El Lac, mais comme ses patrons ne la considèrent ni moderne ni élégante, elle a été licenciée il y a six mois. Depuis lors, elle fait des petits boulots informatiques à la maison. Avec son mari, patron d'une imprimerie, ils gagnent 900 dinars par mois (450 euros), dont la moitié part dans le loyer. Elle supporte pas l'idée que les changements soient seulement formels ou qu'ils ne bénéficient à nouveau qu'à quelques uns.

Un petit homme à l'aspect triste s'approche ensuite de moi. Il porte un enfant sur les épaules et deux autres par la main. Son abattement contraste avec la joie de ses enfants, qui ont 5 ans, qui crient des slogans contre le gouvernement et dansent au rythme des voix. L'homme s'appelle Atf et me demande que je raconte son histoire ; le 14 janvier, date de la fuite de Ben Ali, lui et 23 autres personnes ont été arrêtées, conduites au commissariat de la Quasba et fichés pour appartenance à un parti illégal (ce qu'il nie fermement) avant d'êtres enfermé dans les caves, où pendant cinq heures ils ont été battus (avec des pierres, dit-il) et privé d'eau et de nourriture. Selon son témoignage, ils ont été finalement libérés grâce à l'intervention de l'armée, auprès de laquelle ils ont déposé une plainte. Que pense-il alors des manifestations des policiers ? Les crois-t-il sincères ? Avec peur et rage mêlée, il ne le crois absolument pas, ajoutant qu'il ne fait confiance qu'à l'armée.

Ensuite s'approche Azzedin Fatnazi, père de trois enfants, sans travail depuis huit ans. C'est un homme maigre et aussi mélancolique qui tient un petit papier dans la main. Je ne comprend pas tout de suite de quoi il s'agit. Puis, lorsqu'il raconte avec chaleur son histoire, je me rend compte qu'il s'agit d'une demande de « subside social » signée en 2003. On ne la lui a jamais accordée parce qu'il avait refusé de payer un pot-de-vin au fonctionnaire. Il insiste pour que je raconte qu'en Tunisie, sous le régime que Ghannouchi veut maquiller et maintenir, personne ne trouve du travail s'il ne donne pas de l'argent. « Il est interdit d'être honnête » proclame-t-il.

Telle est la Tunisie réelle, étouffée, occultée sous le théâtre de fleurs du tourisme et l'avalanche de marchandises de Carrefour ou de Géant. Une révolution de Jasmins ? Rien de plus banal et de romantique dans ce cliché forgé par les médias occidentaux – et l'ambassade des Etats-Unis – pour rabotter les aspérités d'une révolte des humiliés et des offensés qui ont survécu, se sont organisés, ont pris forme à l'ombre et dans le dos des trois quartiers centraux de la capitale que les étrangers et les riches appellaient Tunis. C'est la révolution du 14 janvier. La révolution d'un peuple qu'on avait brisé. La révolution d'un pays complètement inconnu.

On a parfaitement l'impression qu'il sera très difficile de la contenir et très difficile de la diriger, tellement elle est pacifique et irrégulière. Elle est née dans les vastes banlieues sans avenir et s'est transmise de quartier en quartier, de ville en ville, jusqu'à atteindre la capitale. Mais maintenant elle veut également la prendre, la capitale. Tandis que j'écris ces lignes, de nouveaux manifestants arrivent à la Quasba depuis Kasserine, et des centaines de personnes, alimentées et habillées par la solidarité des voisins, des syndicats, de leurs familles, se préparent à violer le couvre-feu et à passer la nuit devant la porte du Premier ministre. Tunis n'existe plus ; c'est Tunis qui commence.

Demain les écoles doivent recommencer leurs activités, mais demain commence également une grève illimitée appellée par le syndicat de l'enseignement. Le gouvernement pourra-t-il supporter encore longtemps cette habitude obstinée de lutter ?

Onzième jour du peuple tunisien : Pour la dignité

Tunis, le 24 janvier 2011

Le pays inconnu, celui qui a fait la révolution, qui a sacrifié 120 vies dans les protestations, n'est pas dans l'Avenue Bourguiba, où les intellectuels fêtent une révolution qui les bénéficient et dont ils se retirent, mais bien dans la Quasba, en face du siège du Première ministre. Hier, des centaines de personnes ont dormi ici et maintenant, à midi, ils sont des milliers qui continuent crier « Nidal nidal hata iusqut el nitham », « Al yaum al-yaum tusqut el-hukuma » (« Lutter, lutter jusqu'à en finir avec le régime ! » ; « Aujourd'hui, aujourd'hui, nous ferons tomber le gouvernement ! »). Ils sont venus de toutes les régions du pays, certains ont marché pendant trois jours et beaucoup sont resté en chemin, sur les routes bloquées par la police. Ce sont des gens en chairs et en os, les pieds sur terre, érodés par le vent, colorés par le soleil. Ils luttent depuis plus d'un mois et ne cèdent pas, et rien n'indique qu'ils vont céder. Aujourd'hui, les choses s'éclaircissent. Ils sont francs, disciplinés, joyeux. Ce sont de purs barbares et ils sont ici pour empêcher que la capitale leur vole ou détourne leur révolution. Ils vont civiliser les civilisés ; ils vont raffiner les raffinés.

La Quasba est belle avec ses inscriptions en arabe sur ses murs blancs ; avec les draps et les coussins accumulés contre le mur, à côté de jeunes étendus qui se reposent de la fatigue, avec l'énorme pancarte qui déclare leur détermination à vaincre ou à mourir ; avec les drapeaux ondoyants ; avec les photos des martyrs nommés ministres de la nation ; avec ses mille et un mots d'ordres inscrits à l'encre rouge sur des papiers collés au mur ; avec les chorales de villageois dansant sans arrêt – avec leurs « kufiyas » noires et blanches sur la tête – pour exprimer avec leurs jambes et leurs bras leur douleur ; et avec toute cette excitation impérative des jeunes réduits au silence pendant des années et qui veulent raconter leur histoire, entrelacée aujourd'hui avec celle du pays. Une révolution est nécessaire pour s'approprier mentalement de noms jusqu'ici dépourvus de matière et électriser la géographie : ici se trouvent Regueb, Kasserine, Sidi Bouzid, Thala, Jendouba, Kef, Tozeur. « Nous sommes les révolutionnaires et nous n'avons pas encore terminé ». C'est à peine croyable de penser que ces hommes et ces femmes méprisés, avec un volcan de rage à l'intérieur, sont dans la rue depuis des jours et des jours dans un pays incontrôlé, avec une police désarmée, et ils n'ont causé aucun désordre, brûlé aucune voiture, lynché aucun oppresseur. « Où sont les terroristes ? » proclame un jeune de Regueb, « Nous travaillons et en même temps nous faisons la révolution ».

Il y a toujours quelque chose de naïf dans le mot « démocratie » quand c'est un bourgeois qui le prononce et qui ne se demande pas d'où vient sa richesse ni sur quelle misère s'appuie sa liberté. Mais il y a quelque chose d'énorme, de grandiose, de très sérieux, d'émouvant et qui fait frissoner quand ce mot est crié rageusement par des jeunes qui vivent au ras du sol. Il n'y a rien d'étrange à qu'ils soient pauvres et ne soient pas automatiquement communistes, ce qui est étrange c'est qu'ils soient pauvres et qu'ils ne demande ni un bon roi, ni l'intervention de Dieu. C'est cela que voudraient nos médias occidentaux et nos gouvernements colonisateurs ; c'est cela ce qu'espéraient les sociologues et les mysanthropes. Mais voici que ces barbares illuminés, dont certains n'ont même pas de papiers d'identité, se présentent dans la capitale, à pied ou dans des camionettes ouvertes, et exigent la « démocratie ». Dans un processus qui rappelle beaucoup les premières années de la Révolution bolivarienne au Venezuela, ils ont la bouche pleine de « formes » qui exigent un contenu, qui ne sont pas compatibles avec un quelconque mode de gestion néolibérale de l'économie, qui heurte frontalement l'hypocrisie de nos institutions européennes : démocratie, constitution, gouvernement du peuple, dignité.

Dignité, dignité, dignité (karama, karama, karama), cela revient à dire travail, hôpital, culture, pouvoir de décision, parole publique, respect de ses propres créations. Ils n'ont pas risqué leurs vies pour que les nantis de la capitale aient libre accès à Youtube ou puissent faire de l'art d'avant-garde. « Ne nous volez pas notre révolution » dit une inscription sur la Place Ibn Khaldun ; ils savent très bien que leur chance est à saisir. Ils ont tardé 23 ans – 54 – à se mobiliser et connaissent les risques d'accepter une trève avant d'atteindre leurs objectifs. « C'est comme faire du vélo », rappellait cet après midi Mohamed en citant Che Guevara : « Si tu arrêtes de pédaler, tu tombes »

Aujourd'hui je pourrais raconter l'histoire de Mohamed Ayouni, en grève de la faim depuis le 14 janvier ; ou celle de Imed, qui comme tant d'autres émigrés est revenu de France pour se joindre à la révolution ; ou de Aisar, sans emploi depuis 2005 par interdiction policière ; ou celle de Kamel, 18 ans et sans-papiers dans son propre pays ; ou celle de Riad, que le gouverneur de Gafsa a déclaré invalide pour l'empêcher d'obtenir un emploi ; ou celle de Hossni, dont le frère est mort, brûlé, dans la prison de Monastir. Mais non. Je vais me limiter à traduire quelques slogans écrits sur les petits papiers collés au mur, sous le Ministère des Finances ; à reproduire le discours de Sami, chômeur de 26 ans, leader naturel, d'intelligence prodigieuse.

Voici les slogans :

Nous sommes majeurs d'âge, nous pouvons choisir notre gouvernement

Les martyrs de Kasserine ont libéré Tunis

Peuple, liberté, dignité nationale

Merci Bouazizi, tu nous a rappellé que nous avions une dignité

La Révolution à commencé à Redeyev en 2008 (les révoltes du bassin minier)

Révolution de la dignité ; révolution des jeunes

Assemblée Constituante

Le dictateur est tombé mais la dictature est restée

Voici le discours de Sami :

« Nous faisons la révolution contre tous les symboles politiques du régime dictatorial. Ne nous dites pas, non, ne nous dites pas qu'il faut éviter un vide du pouvoir, que vous tentez de nous conduire peu à peu à la démocratie sans traumatismes ni violences. Je suis de Sidi Bouzid et dans tous les villages du département les gens sont tout le temps dans la rue, en manifestation permanente, et il n'y a eu aucun problème. Nous sommes venus de tous les coins de la Tunisie, par milliers, et il n'y avait aucun désordre. Les désordres, c'est la police qui les a provoqués. Nous sommes civilisés. Nous n'accepterons aucun compromis. C'est une question de légitimité et de confiance. Ghannouchi et les siens, y compris les membres des partis Ettajdid et le PDP, n'ont pas de légitimité pour nous gouverner. Nous n'avons pas confiance en eux.

Ceci est la révolution de l'honnêteté et de la dignité. C'est notre révolution. Nous voulons une démocratie réelle, non la fausse et hypocrite démocratie des européens qui veulent nous donner des leçons et soutiennent des dictateurs. Nous n'admettrons pas que quiconque tire à son propre profit notre révolution, ni qu'on la vole au profits d'autres. Es-ce qu'un parti nous représente ? Voilà justement le problème : nous qui avons fait la révolution à Sidi Bouzid nous ne sommes pas représentés dans le gouvernement. Nous sommes des hommes et des femmes mûrs, conscients, nous nous représentons nous mêmes.

Bien sûr, il faudra élaborer des projets avec un contenu social, mais ce que nous voulons tout de suite, afin de pouvoir précisément les élaborer et les appliquer, c'est un gouvernement d'union nationale, indépendant, souverain et une Assemblée constituante qui permette à toutes les voix de s'exprimer, d'élaborer les programmes, de discuter des solutions. Nous ne sommes pas comme les Occidentaux nous imaginent. Ne vous trompez pas, nous ne nous sommes pas soulevés à cause du chômage, nous nous sommes soulevés en défense de notre dignité. Nous sommes bien éduqués, mais nous sommes pauvres. Nous voulons une veritable démocratie. Et c'est justement cela que l'UE, les Etats-Unis et Israël veulent empêcher, non seulement en Tunisie, mais aussi dans tout le monde arabe, où les Ben Ali règnent encore. »

Douzième jour du peuple tunisien : La lutte des classes

Tunis, le 25 janvier 2011

Après une semaine d'unanimité festive et libertaire, une ligne de classe commence à diviser la société tunisienne. Il s'agit d'une division territoriale – qui commence à séparer l'Avenue Bourguiba de la Quasba – et c'est aussi une division cybernétique, dans laquelle les mêmes qui utilisaient Facebook pour attiser la révolution appellent aujourd'hui au calme, au rétablissement de l'ordre et à la mise au pas du prolétariat insurgé. On perçoit une contraction inquiétante. Hamida Ben Romdhane, directeur du journal « La Press » qui, le 13 janvier décrivait encore avec éloges les ultimes mesures de Ben Ali, publiait le 20 janvier en « Une » les bijoux confisqués à la famille Trabelsi et encensait le digne peuple tunisien pour sa révolution. Aujourd'hui, le 25 janvier, « La Press » recule à nouveau et dans divers articles condamne les grèves sectorielles organisées par l'UGTT et se demande si l'on n'est pas en train d'aller trop loin.

En même temps nous parviennent des nouvelles sur des attaques contre les locaux syndicaux à Gafsa, à Kef et à Mahdia. On reçoit sur nos téléphones mobiles des messages nous invitant à soutenir Mohamed Ghannouchi et à s'opposer aux protestations. Et une première manifestation pro-gouvernementale, avec des slogans anti-grèves et en faveur d'un processus mis sous tutelle, s'affronte vers 17 heures dans l'Avenue Bourguiba à un groupe qui réclame la dissolution du gouvernement provisoire. Le discours inespéré donné hier à la Quasba par le général Rachid Ammar, héros militaire qui a refusé les ordres du dictateur mais que l'on soupçonne d'être directement lié aux Etats-Unis, donne toute la mesure d'une involution rapide qui se reflète dans cet espace de liberté ouvert ou consentit par l'exécutif en fonction. On reparle à nouveau de censure, d'opacité, de contrôle discret sur les jeunes et les opposants.

Le conflit est déjà, de facto, un conflit de classes.

Un type visqueux, avec une petite moustache de « rcdétiste », commente sur l'Avenue Bourguiba le passage de la manifestation conservatrice :

- Seul ce gouvernement peut nous conduire à la démocratie. Il faut les laisser travailler et nous mettre nous aussi au travail.On empêche le développement du pays et cela ne peut conduire qu'à la catastrophe.

Il dit s'appeller Mohamed – Mohamed ! - et il est ingénieur, travaille pour une entreprise privée et emmène ses enfants à une école, également, privée, mais sans activités à cause de la grève des instituteurs.

Dans la Quasba, entretemps, Hayder Allagui, jeune chômeur de 22 ans qui a vu mourir trois de ses meilleurs amis à Kasserine sous les balles de francs-tireurs, se plaint avec une rage mal contenue ;

- Pourquoi les Tunisois (les habitants de la capitale) sont en train de prendre leur café et ne s'unissent pas à nous ?

- Ne dit pas cela – répond une femme d'âge moyen -. Ce n'est pas vrai. N'as-tu pas vu qu'ils se solidarisent et nous apportent à manger ?

- Mais ce sont seulement les femmes. Les hommes sont assis dans les cafés. Ils nous méprisent, ils nous ont toujours méprisés. Nous n'existons pas.

- Et pourtant Kasserine, Thala, Sidi Bouzid sont déjà des lieux mythiques, le berceau de la révolution, ajoutons-nous

- Nous avons du sacrifier des centaines des nôtres pour qu'ils sachent où se trouvent nos villes et ensuite ils nous oublient à nouveau.

J'insiste sur l'image que j'ai donné hier. Les milliers de personnes qui occupent depuis deux jours la Quasba sont les barbares d'Ibn Khaldoun. Islamistes d'Ennahada, syndicalistes de gauche, jeunes chômeurs sans affiliation politique, fils du peuple et des quartiers sans avenir, ils sont unis par une conscience de classe commune, par les liens de la « asabiya », la solidarité organique qui se reflète dans leur obstination joyeuse et fière et dans une discipline insolite. Ils sont unis parce qu'ils s'opposent à ceux qui veulent continuer à gouverner sans eux. En 72 heures, ils ont dressé un petit camp de réfugiés bien organisé. Les « jaimas » se multiplient sur la place. Un espace a été réservé pour la cuisine, où ils reçoivent des baguettes de pain, des cartons de lait, des plats recouverts de serviettes à carreau qui sont ensuite distribués. Devant la porte du Ministère des Finances, sur le sol couvert de coussins et de couvertures, une groupe de mères robustes prépare des sandwiches. Dans un autre « jaima », au bord de la place, un homme doté d'une heureuse caligraphie, écrit sur des feuilles de papier les slogans qui lui dictent ceux qui veulent laisser leur trace de liberté sur les murs. La Quasba est probablement le lieu le plus propre de Tunis, ou sans doute le seul véritablement propre : des équipes de jeunes balayent et ramassent les déchets dans des sacs en plastique. « Nous sommes libres et responsables », dit un graffiti sur un mur. Tous les jours de nouveaux graffiti apparaissent sur les façades des édifices. Il y en a un très beau qui dit en arabe : « Peuple, l'histoire prend seulement naissance sous tes pieds si tu continues à marcher ». Et un autre, qui n'était pas là hier, crie dans un espagnol sans erreur : « Hasta la victoria ». Sur la porte du Premier ministre, on a accroché une grande pancarte : « Ministère du Peuple ». Et ceux de Sidi Bouzid annoncent dans une autre : « On ne négocie pas avec le sang des martyrs ». Les gens de Tataouine, quant à eux, ont écrit sur un calicot : « Il n'y a pas d'autre sharia que le peuple ».

Quel gouvernement peut supporter d'avoir pendant des jours et des jours deux ministères occupés sur l'esplanade où se concentrent la majeure partie des institutions de l'Etat, au début de la zone la plus touristique de la ville ? Combient de temps supportera-t-il cette assemblée bigarée qui ne donne pas le moindre signe de fatigue ?

- Ils nous ont laissé ici parce qu'ils pensaient que nous allions nous fatiguer en deux jours – dit Sélim. Et regarde, je me suis même guéri de la grippe. S'ils veulent nous voir partir, c'est très facile. Il suffit qu'ils partent avant nous.

Cette clarté commune qui se respire sur la place est extraordinnaire. Un groupe de jeunes de Metlaoui, tous au chômage, s'insurgent à nouveau contre notre prétention à les transformer en marionnettes de leur situation économique ;

- D'abord la liberté et la démocratie, ensuite du travail

- Pour vivre, on a besoin de peu, nous pouvons partager – déclare Sadok Meki, agriculteur de 47 ans qui vient de Nabeul. Nous voulons un peu de pain et toute la liberté.

C'est, en tous les cas, impressionnant, cette Tunisie qui apparaît à découvert quand, comme le dit Sadok Meki, « on soulève le couvercle ». Munyid Allagui, blessé par balle au ventre le 10 janvier à Kasserine, 51 ans, père de 9 enfants, chômeur. Nabil, marié avec une dessinatrice qui raccomode des chaussures, tous deux au chômage. Nasri Yousef, diplômé, déjà 12 ans sans travail. Corruption, prison, torture, persécution, délation, surveillance, contrôle, humiliation, mépris... Alí Manzouri, jeune avocat de 32 ans qui, ensemble avec soixante neuf collègues, est venu de Kasserine pour soutenir le peuple et exhibe fièrement sa toge au milieu de la multitude, dit qu'il y a encore des centaines de prisonniers dont on ne sait pas s'ils sont encore en vie ou pas. Les prisons secrètes du régime sont encore à découvrir.

« Ils ne nous laissent ni prier, ni boire », disait hier l'impressionnant Fahim. « Pendant 55 ans la colère a bouilli en nous ». Cette explosion politique jubilatoire, qui nous rappelle une fois de plus tellement le Venezuela, n'est pas étonnante.

- Je suis heureux - dit Nabil. Pour la première fois dans ma vie je me sens un citoyen.

Les dangers, en tous les cas, sont énormes, et Sadok le voit bien : « On nous surveille à nouveau. Il y a beaucoup de forces intéressées à faire avorter la révolution : les étatsuniens, les « mukhabarat » (services secrets), les RCD qui nous gouvernent encore. Si nous perdons cette occasion, la répression sera terrible ».

La sensibilité est extrême et la rapidité des réflexes surprenante. De nombreux jeunes se promènent près des camions militaires, portant des pancartes où l'on condamne la visite de Jeffrey Feltman, le responsable de la diplomatie des Etats-Unis aux Proche Orient, qui a donné la Tunisie en exemple des « réformes ». « Non à l'intervention étrangère » exigent-ils.

Bernard Henri-Levy a écrit un article dans le journal italien « Il Corriere della sera », parlant d'une révolution postmoderne faite « non par des prolétaires, mais bien par des blogueurs et des internautes ». Qu'il vienne faire un tour par ici. C'est la lutte des classes. Et ce qui est extraordinnaire, et qui ferait reculer d'effroi Henri-Levy, ce qui met à nu l'hypocrisie criminelle des Etats-Unis, de l'UE et d'Israël, ce qui a peu de précédent dans l'histoire – et dans ce sens, oui, c'est « postnormal » - c'est que les « Damnés de la Terre » en Tunisie exigent à cors et à cris la « démocratie ». La démocratie ! La seule chose que l'impérialisme ne peut pas leur permettre.

Mais qu'ils prennent garde aux Tunisiens qui prennent patience avec le peu qu'il leur suffit ou qui, comme les artistes réunis aujourd'hui dans un théâtre de la ville, veulent exclure Ennahada, qui s'identifie avec les modérés de l'AKP turc. Nous savons, malheureusement, qu'entre la démocratie et la vengeance, les puissances capitalistes n'ont jamais hésité.

Treizième jour du peuple tunisien : Tensions à la Quasba

Tunis, le 26 janvier 2011

Si tout aurait obéi à un plan, si 120 personnes auraient été tuées pour rajeunir un vieux pays afin de mieux l'inscrire dans un monde arabe sous la botte de Washington, s'il s'agissait de mieux garantir la continuité en introduisant quelques changements cosmétiques, alors il faut à tout prix ramener à l'ordre ceux que le vent de la révolte – toujours imprévisible – a rassemblé dans la Quasba.

Le passé revient avec une rapidité inquiétante. Sur sa première page, « La Presse » publie la photo de la minuscule manifestation pro-gouvernementale qui s'est déroulée hier sur l'Avenue Bourguiba. La même photo est publiée sur « As-Sabah » et « Le Quotidien », afin d'insinuer le désir général d'un retour à la normalité. La télévision, où aucune des principales figures de l'opposition n'est encore apparue (Ben Brik, Marzouki, Hama Hamami), offre des image en direct (« Tunis à dix heures du matin ») de rues grouillantes et paisibles, d'honnêtes citoyens vaquants à leurs occupations quotidiennes. Comme sous l'ancien régime ; « kulu shai behi », tout va bien. Ainsi que le craignait le jeune chômeur Haydar Allagui, on ignore, on méprise, on fait taire la Quasba, qui est aujourd'hui en ébullition – du fait de cet isolement – avec une tension particulière. La fatigue est visible et affûte les nerfs. L'air festif et frondeur de ces derniers jours laisse place à une atmosphère de menace qui se prolonge toute la journée. On joue avec les manfiestants. Il s'agit clairement de les faire douter du succès de leur entreprise et de les couper du reste des citadins. Il s'agit aussi de les séparer du reste de la Tunisie, puisque d'autres éléments tentent, inutilement, de rejoindre la capitale et sont retenus sur les routes.

Vers 9h30 du matin, en effet, un groupe de provocateurs qui monte par la rue Bab Bnat est accueilli par une brève averse de pierres. La police intervient en tirant en tir tendu des bombes lacrymogènes qui font quatre blessés. Comme le dénonce quelques heures plus tard un communiqué de l'association des avocats, les nuages de gaz ont également pénétrés dans le Palais de justice afin d'y provoquer la peur et la panique. Le chaos règne pendant une heure, face à la passivité de l'armée, et lorsque les nuées de la charge policère se retirent, les occupants de la Quasba vibrent dans un état de tension vigilante. Des dizaines de rumeurs naissent et circulent dans toute la place. On dit qu'on a bloqué l'arrivée des aliments, que des agents du RCD offrent 600 dinars aux jeunes pour qu'ils retournent chez eux, qu'on veut les acheter avec un peu de bière. Un début de rixe à l'entrée de la rue Bab Bnat est étouffé par l'intervention de quelques compagnons qui appellent à l'unité.

- Il y a une conspiration pour nous diviser – dit un homme de Tataouine avec énergie. Ils veulent que nous nous battions les uns contre les autres et provoquer la méfiance entre l'armée et le peuple.

Cette crainte de la conspiration se répète dans tous les groupes. Aisa, employé de l'hôpital, nous confirme le nombre de blessés et proclame son soutien aux protestations. Il est communiste ; enfant, son père leur racontait souvent la vie de Che Guevara et son frère s'appelle, en effet, Che. Il gagne 400 dinars par mois (200 euros) tandis que les médecins donnent des consultations privées dans les institutions publiques à raison de 60 dinars par patient.

A la porte de l'hôpital, on a rassemblé, bien ordonnés, les sacs poubelles. Zied, Mufada, technicien en réparation de frigorifiques venant de Mahdia, balaye énergiquement le sable et les mégots sur le sol : « propreté et liberté », dit-il avec une ingénuité sérieuse. Il me montre les sacs de déchets et me raconte qu'il a demandé, en vain, à plusieurs reprise un camion pour les emporter. Il est convaincu que le blocus sera long.

- Nous ne pouvons pas perdre. Si nous perdons, nous perdons tout. Maintenant, ils savent qui nous sommes et si nous rentrons à la maison, ils iront nous chercher un par un. Pourquoi ne cèdent-ils pas ? Démissionnez ! Vous voulez de l'argent. Prenez tout, nous n'en avons pas besoin. Prenez l'argent et laissez nous seuls. Prenez l'argent et laissez nous nous gouverner nous-mêmes !

- Il poursuit en faisant un appel aux peuples du monde : « Venez, s'il vous plaît, nous aider. Nous voulons seulement la liberté ».

Aux photos des martyrs et aux slogans rédigés dans la « coordination de la propagande populaire » collés sur les murs s'ajoutent aujourd'hui des inscriptions qui dénoncent l'hypocrisie des médias.

A 15 heures, nous allons à La Médina pour manger un morceau. Nous cherchons un petit restaurant populaire qui me plaît beaucoup et le patron nous reçoit avec allégresse. Cela fait des années que je le connais superficiellement, c'est un quarantenaire large et un peu obèse, sympathique et énergique, toujours généreux. Mais aujourd'hui il se redéfinit brusquement à mes yeux. Il est nécessaire parfois que la politique s'en mêle pour clarifier les choses et obscurcir les regards. Ce n'est plus un quarantenaire large et pansu, sympathique et énergique, toujours généreux. C'est un représentant de sa classe et ses gestes – son aplomb, la proéminence de sa lèvre inférieure, sa manière de se balancer au rythme de son discours – expriment des intérêts très bas et très concrets.

- Les Egyptiens sont en train de nous faire une grande faveur. Maintenant ils arrêteront de faire attention à nous et nous pourrons récupérer le calme.

Nous lui demandons ce qu'il pense des gens du sud qui ont occupé la Quasba et qui protestent devant les ministères.

- Il faut les brûler tous, dit-il

Cette réponse ne luit paraît pas brutale, et s'il insiste ce n'est pas pour se justifier mais pour jouir de sa subtilité politique :

Ils ont tué La Médina, ils ont achevé le commerce. On ne peut pas le tolérer. Les Ben Ali et les Trabelsi étaient des voleurs, c'est vrai, et c'est bien qu'ils soient partis. Mais oui, si je préfère une démocratie à un tas de voleurs, je préfère un tas de voleurs au chaos.

Malheureusement, il y a beaucoup de monde qui pense comme lui, y compris certains qui se sont réjouis de la chute du dictateur, emportés par la contagion de l'enthousiasme révolutionnaire initial.

Pendant que nous mangions, l'excitation n'a pas cessé d'augmenter à la Quasba. De nouveaux groupes sont arrivés et les soldats qui protègent la porte du Ministère, écrasé contre le mur, ont dû tirer en l'air. Les chants et les slogans, qui éclatent encore de temps en temps, ont cédé la place à des harangues pour l'unité et à des petites assemblées un peu vociférantes. On discute sur la laïcité et la religion ; on dénonce l'intervention des Etats-Unis et d'Israël ; on méprise la France ; on s'attaque à Ahmed Friaa, ministre de l'Intérieur nommé lors des derniers jours de Ben Ali et auquel on attribue 51 morts. Mais on est pas tranquiles. Pour la première fois dans la Quasba, l'un des orateurs improvisé refuse d'être photographié.

Un femme passe, au bras d'une autre qui pleure de manière inconsolable.

- Pourquoi pleure-t-elle ? - demandons nous.

- Elle pleure pour la Tunisie – nous répond son amie.

Et elle pleure, elle pleure sans prêter attention aux paroles de réconfort de ceux qui l'entourent.

- A quoi nous a servi notre sacrifice ? - dit-elle entre ses sanglots.

De retour à la maison, à 21h15, 45 minutes avant le couvre-feu, retardé aujourd'hui de deux heures, nous arrivent les nouvelles d'affrontements à la Quasba. Alarmés, nous appellons quelques personnes là-bas dont nous avons le numéro de téléphone. Après plusieurs échecs, nous parvenons à parler à l'une d'entre elles. Des éléments armés sont effectivement entrés dans la place, provoquant la panique, mais l'armée est parvenue à contrôler la situation. Le calme a été rétabli.

Une fois de plus, comme lors des premiers jours, il s'agit de ressouder la continuité entre la capitale et les régions de l'intérieur, où les grèves et les manifestations continuent et où les Conseils de Défense de la Révolution réclament une reconnaissance officielle. Entretemps, le remaniement ministériel est à nouveau reporté. Il y a sans aucun doute des pressions des Etats-Unis pour imposer une solution de compromis et les négociations sont intenses. Ce qui est douteux, c'est que les barbares démocrates du ministère du Peuple à la Quasba vont se contenter de maigres allocations de chômage, d'un peu de subsides au développement et d'un ordre de recherche et de capture internationale contre le dictateur. Ce n'est pas qu'ils veulent plus, c'est qu'ils veulent autre chose, et cet autre chose, c'est justement ce que les gestionnaires du nouveau-ancien régime ne peuvent leur donner.

La moindre petite provocation peut, en ce moment, déchaîner une tragédie.

Deuxième semaine du peuple tunisien : Obstination et contre-révolution

Tunis, le 27 janvier 2011

A 9h30 du matin, un chauffeur de taxi répond à notre question sur Mohamed Ghannouchi avec un raisonnement impeccable :

- Tu sais pourquoi je veux qu'il s'en aille ? Parce qu'il ne veut pas partir. S'il ne veut pas s'en aller, c'est qu'il cache quelque chose. S'il cache quelque chose, ça ne peut pas être quelque chose de bon. Et s'il cache quelque chose de mal, alors il doit partir.

Deux heures plus tard, nous apprenons que Mohamed Ghannouchi reste à son poste. Le nouveau gouvernement de transition, duquel sont sortis tous les anciens membres du RCD, y compris Friaa, l'odieux ministre de l'Intérieur, maintient en tous les cas le président et le Premier ministre.

Mais nous ne le savons pas encore. Le jour où le peuple tunisien accomplit sa seconde semaine de vie, ce n'est plus l'hélicoptère de l'armée qui nous réveille mais bien le picottement nourri de la pluie. Avec un pincement au cœur, nous pensons aux matelas et aux couvertures gorgées d'eau, aux corps engourdis par le froid. La Quasba, la maison du peuple, n'a pas de toit.

- La révolution, ce n'est pas la capitale – nous dit le journaliste Fahem Boukadous. La Quasba n'est qu'une des nombreuses autres formes de protestation ; c'est sans doute un symbole parce qu'elle concentre l'attention des médias, mais la révolution a commencé dans les régions de l'intérieur et là bas elle est toujours très active. Hier, 80.000 personnes ont manifesté à Sfax, et aujourd'hui la ville est paralysée par la grève générale. A Gafsa, Sidi Bouzid, à Thala, il y a des rassemblements et des protestations.

Fahem Boukadous est content. C'est un homme heureux. Libéré le 19 janvier, cinq jours après la fuite du dictateur, il est sorti dans les rues de Tunis en pleine révolution. Il a été emprisonné pendant 6 mois, mais ce n'était pas la première fois qu'il souffrait des rigueurs de la dictature. En 1999, après avoir connu les chambres de torture du ministère de l'Intérieur, il avait été condamné à trois ans de prison, où il resta 19 mois avant d'être libéré par une « grâce » présidentielle. Persécution, clandestinité, combabitivité infatiguable, Fahem est né à Regueb, est membre du Parti Communiste Ouvrier de Tunisie, dirigé par Hama Hammami, et une grande partie de son activité politique s'est centrée sur le journalisme militant. Il a été la premier, en 1998, a dénoncer les activités mafieuses des cinq familles qui dominaient le pays. En 2003, intallé à Gafsa, il est devenu le correspondant d'« Al-Badil » et, trois ans plus tard, il a été nommé responsable de l'émission tunisienne d' « Al-Hiwar TV », une chaîne par satellite. En 2008, quand éclatèrent les révoltes du bassin minier de Gafsa, répétition générale de la révolution actuelle, cette télévision précaire, mais inatteignable pour le gouvernement, est devenue le porte-images des protestations. De cette position privilégiée, Fahem Boukadous a catalysé le mécontentement des jeunes de la région, leur offrant un moyen d'expression, devenant ainsi une grave menace pour la dictature.

- C'est ce que j'ai appelé les « médias populaires » dit-il. Des centaines de jeunes, à qui des parents émigrés avaient offert une caméra, se sont transformés en journalistes. Je n'avais qu'à rassembler ces images et les faire circuler.

Les révoltes du bassin minier, dont seule Al-Hiwar-TV a rendu compte, ont mis le régime à rude épreuve, provoquant des fissures internes. En juin 2008, après des mois de protestations, Ben Ali décida d'extirper le mouvement à la racine. Redeyef fut occupée par 4.000 policiers qui ont attaqué et pillé les maisons, brisant les meubles, frappant les femmes. Il y eut deux morts. La ville, dans une anticipation de ce qui allait arriver deux ans plus tard dans tout le pays, fut partiellement occupée par l'armée.

- A Redeyef, le mouvement avait été dirigé par des syndicalistes et des militants, mais dans les autres villages du bassin minier, ce furent les jeunes eux-mêmes qui se sont organisés et ont coordonné les protestations.

En janvier 2010, après un procès qui a duré cinq minutes, Fahem Boukadous fut condamné à 4 ans de prison. Après avoir refusé de demander pardon au dictateur et un long séjour à l'hôpital, il entra finalement en prison le 15 juillet 2010, où il se mit à écrire sans arrêt, préparant un livre sur les révoltes de Gafsa. Il entra en contact avec les prisonniers de droit commun et tenta de les former politiquement, ce qui provoqua l'intervention du directeur de la prison. Grâce à la solidarité d'un des médecins, il fut informé de la mort de Mohamed Bouazizi et des réactions populaires qui suivirent, dont la vitesse d'expansion l'émerveille encore.

Sur le rapport existant entre les révoltes de 2008 et la révolution de 2011, Fahem Boukadus insiste sur trois éléments ;

Le premier, c'est la leçon de résistance des habitants de Redeyef et de tout le bassin minier, qui s'est accumulée dans la mémoire collective du pays.

Le second, c'est la participation au mouvement de 2008 des jeunes diplômés au chômage, une des forces les plus actives aujourd'hui dans le processus révolutionnaire.

Le troisième, c'est l'importance des « médias populaires ». Al-Hiwar-TV et les CD et DVD artisanaux ont été remplacés par Facebook, au travers duquel la chappe de la censure a été brisée.

- Pourquoi es-ce que le mouvement de Redeyef fut défait et celui de Sidi Bouzid, au contraire, s'est étendu de ville en ville jusqu'à atteindre la capitale ? C'est précisément l'élément de contingence qu'aucune analyse historique ne peut pleinement expliquer.

Fahem Boukadous ne croit pas qu'il y ait eu la moindre intervention des Etats-Unis pour faciliter la chute du dictateur. La révolution a pris par surprise les grandes puissances et s'il est naturel qu'elles manœuvrent maintenant pour garantir la « stabilité », il est certain qu'elles ne pourront pas stopper le processus de changements.

- Le régime est toujours là, non seulement à l'intérieur de la police et de l'appareil d'Etat, mais aussi dans les médias et sur Internet – dit-il. Il faut profiter du moment pour créer de nouveaux médias et de nouveaux formats. Il faut également établir une coalition entre les journalistes tunisiens et étrangers parce que nous avons besoin d'expérience et de formation.

Il faut aller vers les villages, dit Fahem, et cela est vrai. Ne pas s'obsessionner avec la Quasba, c'est exact. Mais la Quasba a, ces jours ci, un pouvoir d'absorbsion quasi hallucinogène. Il n'existe pas de place plus belle dans le monde entier, ni une telle anomalie. Ni une telle émotion extra-corporelle aussi fluide et imprévisible. Il se trouve aujourd'hui que la pluie, au lieu de disperser les gens, les a au contraire multipliés comme de l'herbe. La multitude est tellement importante que pendant deux heures l'armée ferme les accès et nous ne pouvons entrer qu'avec les journalistes. Quelques minutes avant notre arrivée – nous raconte Aisa, le frère de Che Guevara – un haut fonctionnaire du ministère de la Défense, entouré de soldats, s'est adressé à la foule avec un porte-voix, garantissant qu'on avait pris les mesures nécessaires pour offrir du travail à tout le monde et leur priant d'abandonner la place. La réponse, unanime, a été un bruyant « Dégage ! Dégage ! Dégage ! ». Ce qui n'arrive qu'exceptionnellement est un miracle, mais ce qui arrive de manière répétée en dépit de toutes les prévisions l'est également. Il y a quelque chose de quasi surnaturel dans cette obstination qui ignore le droit, les provocations, les agressions, qui se maintient tranquille, festive, bruyante, pour le cinquième jour consécutif. Aisa craint une intervention de l'armée pour les chasser, mais ce qui est certain c'est que l'ambiance a de nouveau changé et la tension électrique d'hier s'est éteinte.

Salem Hiyri, 60 ans, venant de Nabeul, a du être hospitalisé suite aux agressions armées des hommes de main qui ont semé la terreur pendant la nuit précédente. Aujourd'hui, il est serein et déterminé :

- Ils ont la police, l'argent, le pouvoir, mais nous avons la force du peuple et notre culture est supérieure.

Le fait d'être tous ensemble rassemble les raisonnements et singularise les conduites. Un petit groupe a initié en même temps une grève de la faim et du silence. Un autre exhibe des pancartes de solidarité avec le peuple egyptien, qui imite les Tunisiens au Caire. Et cela au point d'utiliser (comme nous le verrons ensuite à la télévision dans un café) les mêmes consignes : « Dégage ! » et « As-shaab iuridu isqt al hukuma » (« le peuple veut faire tomber le guovernement »).

Quand la pluie est trop forte, on tend un énorme toit en plastique sur les milliers de têtes, parce que la place du peuple est, comme les voitures de luxe, décapotable.

Tariq et Maki, deux étudiants en informatique qui vivent à Tunis, se sentent très fiers quand nous leur disons que le peuple tunisien est beaucoup plus développé que le peuple espagnol ou italien. Et ils se moquent malicieusement de la prétension du gouvernement voulant que les barbares civilisateurs rassemblés sur la place « retournent au travail ».

Mais ce qui impressionne le plus aujourd'hui, c'est Hodé, une petite femme, maigre, nerveuse, qui ne cesse de parler pour raconter, en agitant ses petites mains éloquantes, l'histoire de la bataille éternelle contre l'injustice. Elle a 38 ans, elle nettoie des maisons et gagne 150 dinars par mois (75 euros). Séparée de son mari, elle élève seule un fils de 8 ans qu'elle a laissé chez des voisins pour pouvoir passer la nuit dans la Quasba. Elle est montée sur une caisse pour ne pas être en dessous de nous en nous parlant et s'exprime avec la précision d'un couteau, avec une passion amoureuse. Ses yeux jettent les éclairs de pureté fanatique des personnages de Dostoïevsky. Elle nous raconte une longue histoire d'humiliations et ne se sent pas humiliée ; de douleurs et ne demande pas de compassion ; d'ignorence et réclame son droit à parler et à être écoutée. Comme beaucoup d'autres sur cette place, elle ne parle pas un mot de français.

- Je suis une citoyenne – une citoyenne !- tout comme toi. Je n'ai pas lu ni étudié, mais j'ai un cerveau, des yeux et je sais raconter ce que je pense et ce que je vois. Je veux des droits, pas de l'argent. Je veux mes droits. Je n'ai peur de rien ni de personne ; je ne m'incline devant aucun être humain et les ministres sont des êtres humains comme moi. C'est nous, et non les ministres, que les journalistes doivent écouter. Parce qu'ils n'ont que des paroles, qui sont fausses, tandis que nous avons le cerveau et les yeux. C'est clair ?

Très cair ! Les courageux tunisiens ont démontré ces derniers jours que leur drapeau est une flamme et leur hymne une Marseillaise. Cette femme démontre que le dialecte tunisien méprisé est une langue. Et il est temps de lui rendre sa dignitié, comme à tous les habitants.

Fahem Boukadous, qui avait prévu les changements dans le gouvernement annoncé par Ghannouchi cette nuit, se trompait par contre lorsqu'il a affirmé que l'UGTT rejetterait le nouveau cabinet. Le syndicat n'y participe pas, mais il reconnaît sa légitimité. Sans aucun doute, cette décision retourne à nouveau la situation. La puissance de l'UGTT a permise ces derniers jours de maintenir la pression sur le gouvernement au travers des grèves et des rassemblements. Maintenant, cet accord isole les protestations populaires et les rend vulnérables. Comme l'écrivait Fathi Chamki dans l'après midi ; « Si cette nouvelle version du gouvernement d'unité nationale est acceptée demain, on pourra dire que le bras de fer qui affleure depuis le 15 janvier entre le camp révolutionnaire et la contre-révolution sera momentanément gagné par ce dernier ». C'est exactement ce qui s'est passé.

Les Tunisiens ont poussé, poussé et Ben Ali les a traités de « terroristes ». Ils ont poussé et poussé et Ben Ali a promi de se retirer en 2014. Ils ont poussé et poussé et Ben Ali a promi des élections dans les 6 mois et levé la censure. Et ils ont poussé et poussé et Ben Ali a fuit le pays. Ils ont poussé et poussé et le premier gouvernement de coalition est tombé. Les Tunisiens continueront-ils de pousser maintenant qu'ils savent que pousser et pousser n'est pas inutile ?

Après l'annonce du nouveau gouvernement à la télévision, nous appelons nos amis à la Quasba pour connaître leur réaction. Après un instant de joie et ensuite de perplexité, ils nous disent que la normalité a ensuite été rétablie, autrement dit, l'obstination. Mais il n'est pas nécessaire que mon interlocuteur le précise, à travers le téléphone me parviennent les cris : « Dégage ! Dégage ! Dégage ! »...

Quinzième jour du peuple tunisien : L'assaut à la Quasba

Tunis, le 28 janvier 2011

La plus belle place du monde aura duré cinq jours. Cet après-midi, vers 16 heures, la police a donné l'assaut à la Quasba, tuant Omar Auini, asphyxié par les gaz lacrymogènes, et blessant au moins 15 personnes, la plupart d'entre elles avec des fractures aux mains et aux jambes.

La matinée, radieuse, avait illuminé une Quasba clairsemée et divisée. Comme on le craignait hier, le soutien de l'UGTT au gouvernement a sérieusement affecté l'unité dans la place. Dès l'aube, des petits groupes de Kasserine et Regueb ont abandonné le rassemblement pour retourner dans leurs villages. Certains d'entre eux, d'après ce qu'on nous dit, auraient reçu de l'argent. Ceux qui restent se montrent déterminés et combatifs, mais les heures semblent déjà comptées.

Aisa, le frère de Che Guevara, assure qu'un colonel de l'armée lui a annoncé l'évacuation de la place pour cet après-midi. On entend moins de slogans et de chants et, pour la première fois, un groupe visiblement islamiste s'est mélangé aux occupants. On entend les premiers « La ilah ila allah » et quelques slogans plus inquiétants : « Tunis arabiya, tunis islamiya » (“Tunisie arabe, Tunisie islamique »).

De nombreuses assemblées se sont formées, où l'on débat de l'opportunnité ou non de poursuivre l'occupation. Des dizaines de personnes entourent différents orateurs, dont l'aspect et l'éloquence, très différents de ceux de leur public, trahissent leur autorité intellectuelle et leur formation politique. Dans l'un de ces groupes se trouve Redha Barakati, écrivain de 47 ans et membre du Parti Communiste Ouvrier de Tunisie, qui insiste sur la nécessité de briser toute forme de continuité avec le régime de Ben Ali et qui assure son soutien aux frères venus de tous les coins du pays. Dans un autre parle Osama Bouthalga, de l'Association des Avocats, très combative ces derniers jours. Bouthalga tente de persuader les manifestants que des conquêtes énormes ont été acquises et qu'il faut maintenant les défendre dans ses lieux d'origine, à travers la formation de conseils de défense de la révolution. Telle est également la position des membres de l'UGTT, qui diffusent un tract à la réthorique ambiguë dans lequel le syndicat s'engage à coordonner les rapports entre les conseils locaux et les institutions, garantissant en outre des moyens de transport pour un retour tranquille et paisible des rebelles vers leurs foyers. Un autre communiqué signé par le « Front du 14 janvier » – formé par les partis de gauche – réitère au contraire la nécessité de continuer la lutte jusqu'au bout, considérant qu'il n'y a pas la moindre possibilité de changements structurels tant que Ghannouchi continuera à occuper son poste de Premier ministre.

Pendant le repas de midi, dans un petit restaurant populaire de la Médina, nous rions beaucoup en voyant la transformation de la chaîne Hannibal-TV, rejeton de la famille Trabelsi et dont le directeur avait été arrêté la semaine dernière pour haute trahison et libéré sans aucune charge contre lui quelques heures plus tard. Un montage d'images des révoltes avec une musique excitante revient sans cesse à l'écran avec la légende ; « La voix du peuple, la voix de la révolution ». Maintenant c'est une chaîne « révolutionnaire »...

Mais tout est « révolutionnaire », sauf la réalité. Vers 16 heures, nous revenons à la Quasba où la présence de deux officiers de l'armée au milieu de la multitude nous interpelle. Plus tard nous comprenons qu'ils avertissent les manifestants de l'évacuation imminente. La réaction des jeunes est immédiate et furibonde. Certains courent jusqu'aux postes de contrôle militaires pour enlever les clôtures et monter des barricades sur la promenade, entre les « jaimas » et le Ministère. D'autres, tranchant avec l'ambiance sereine et festive qui prévalait quelques minutes avant, arrachent frénétiquement les branches des arbres pour se doter de bâtons et brisent les escaliers du Palais de la Municipalité pour s'armer de pierres. L'air de la place se remplit de frénésie. Soudain, un tank traverse lentement l'esplanade pour abandonner l'enclave. Quelques quarante soldats armés de fusils descendent depuis l'Avenue du 9 Avril jusqu'aux barbelés les plus proches de la Quasba et occupent l'espace devant le Palais Municipal. Ensuite, immédiatement, ils reculent. Nous parlons avec un colonel qui vient d'achever une conversation avec son téléphone mobile. Nous lui disons qu'il ne peut pas permettre l'évacuation et il nous répond, sec et courtois, qu'il a reçu l'ordre de se retirer et nous conseille d'abandonner au plus vite les lieux. Nous comprenons alors que la police, postée dans la rue Bab Bnat, est sur le point de charger.

Nous nous retirons jusqu'à la seconde ligne de barbelés au travers d'une haie de militaires. Là, sur le flanc du Palais Municipal, beaucoup de monde s'est déjà rassemblé, femmes et enfants compris, et nous attendons tous, effrayés, à côté du tank, observant le camion à eau de la police manœuvrer. A ce moment là, les premières détonations se font entendre, les nuées blanches montent vers le ciel. Les gens demandent à l'armée de faire quelque chose et applaudissent ensuite les soldats avec une ironie accusatrice en chantant l'hymne national. Tous, nous nous remémorons la manifestation du 14 janvier et les morts des jours précédents.

Pendant plusieurs minutes, là en bas, à une distance d'à peine deux cent mètres, la bataille inégale se prolonge. Les bombes lacrymogènes tombent sans cesse et ont entend des insultes et des impacts de pierres. Des fugitifs passent au milieu des soldats, qui leur ouvrent le passage, et se rassemblent avec nous. Deux blessés, très proches d'où nous nous trouvons, son transportés aux tentes de la protection civile. La Quasba se vide très lentement.

Ensuite, tout à coup, avec une rapidité vertigineuse, la vague noire de la charge policière se lance contre nous. Un, deux, trois bombes lacrymogènes tombent sur nous et nous fuyons de tous côté, nous accrochants aux barbelés. La fumée nous brûle les yeux. Je cours à toute vitesse, séparée de mes amis, ensemble avec quelques jeunes qui s'arrêtent brusquement, prennent des pierres sur le sol et les lancent sur la police avant de continuer à courir.

Cinquante mètres plus bas, un mur de policiers nous attend, en uniforme et en civil, armés de matraques. Ils laissent passer les femmes et les étrangers. Les jeunes, eux, sont furieusement refoulés à coup de matraque. Après deux semaines de contention, ils se défoulent.

Deux heures plus tard, dans l'obscurité, un hélicoptère survole à nouveau la ville. Nous sommes en voiture, tendus et vides, de retour vers le passé. Sur la Place du 7 Novembre, devant un tank, il y a sept ou huit fourgons policiers et des dizaines de policiers qui bloquent l'accès à l'Avenue Bourguiba, complètement fermée de tous côtés. Un sansation familière d'état de siège nous serre le cœur.

Qu'es-ce qui s'est passé ? Pourquoi le nouveau ministre de l'Intérieur – un juge, que l'on prétend modéré et honnête – a décidé d'inaugurer son mandat en tuant Omar Aouini et en blessant 15 personnes ? L'Association des Avocats, dont personne ne peut nier le protagonisme ces derniers jours, avait obtenu du ministre la promesse de ne pas évacuer la Quasba par la force, leur laissant jouer un rôle de médiation. Plus inquiétant encore : on nous raconte que la police a brutalement investie – profanation que même Ben Ali n'a jamais osé faire – le siège de l'organisation pour arrêter les jeunes qui y avaient trouvé refuge. On nous annonce que des actions légales ont été lancées pour libérer les détenus et apporter un appui juridique aux blessés.

Demain, nous reviendrons à la Quasba. Toutes les organisations et partis, y compris l'UGTT, ont convoqué une manifestation pour demander quelque chose de plus modéré que la chute du gouvernement : l'arrêt immédiat de toute violence policière et le respect du droit d'expression et de manifestation. Le développement d'une révolution s'est subitement transformé en la défense craintive de quelques petites réformes.

Et ces jeunes dispersés, ces barbares civilisateurs dont on a tué tant de frères en quatre semaines de protestations, où sont-ils ? Sont-ils retournés dans leurs villages ? Sont-ils cachés dans toute la ville ? Que ressentent-ils ? Que pensent-il ?

Le soulèvement du peuple egyptien a laissé dans l'ombre le pays d'où a surgi la première impulsion. N'oublions pas la Tunisie. L'information informe rarement, mais elle protège.

Seizième jour du peuple tunisien : C'en est fini de la liberté

Tunis, le 29 janvier 2011

Machiavel disait, avec d'autres mots, qu'il arrive parfois que le Prince, quand il perd toute légitimité face à son peuple, doit faire appel à la continuité de la « révolution ». On change les noms, non parce que les choses ont changé, mais pour que tout continue comme avant. Ou encore parce que les noms sont également des choses – comme des gants – qui ne s'ajustent pas à toutes les situations. Dans la Chine antique, les empereurs qui initiaient une nouvelle dynastie, après une révolution de palais, changeaient tous les poids et mesures et commençaient à zéro le décompte du temps. Ben Ali a renversé de l'intérieur Bourguiba et il baptisa ce putsch de courtisan de « Grand Changement ».

S'il est est vrai que jamais auparavant un peuple arabe, dans la rue, n'a chassé un tyran, ont vit une énorme contradiction aujourd'hui à Tunis, où l'on commence à craindre, après l'assaut donné hier à la Quasba, que tous les sacrifices de ces derniers jours n'aient été inutiles.

- C'est comme s'il n'y avait pas eu de 14 janvier – résume, désolée, Amira

Les forces de police ont, en effet, après deux semaines de contention, repris en main la situation. Hier, elles ont brisé des bras et des jambes à la Quasba et pendant toute la journée des listes non confirmées de personnes tuées ou disparues ont circulé. Au moins vingt personnes sont encore détenues au commissariat cet après midi. Et sur la place de la Quasba sont restés, hier, entre les couvertures, les « jaimas » et les casseroles, des dizaines de téléphones mobiles réduits en morceaux. On ne sait rien des nombreux jeunes qui ont été dispersés hier. Entretemps, ce matin, 12 heures plus tard, tandis qu'on repeint les murs de ce qui fut pendant cinq jours le ministère du peuple, « La Presse » publie en couverture une photographie du rassemblement avec le titre : « Dans la Quaba, la « caravane de la liberté » poursuit ses protestations ». La révolution est déjà la marque – l'étincelle de vie – d'un gouvernement qui agit dans l'ombre et d'une presse qui utilise les nouveaux termes pour nommer les mêmes choses.

Les investisseurs étrangers s'impatientent et les Etats-Unis, occupés par l'Egypte, veulent définitivement étouffer le foyer tunisien. Les protestations, affaiblies par la reculade de l'UGTT, sont maintenant réprimées sans égards, et c'est la police, et non le peuple, qui occupe les rues. Les bombes lacrymogènes et les coups de matraques ont rythmés les événements d'une journée et les médias internationaux, tout occupés par l'Egypte, n'étaient pratiquement pas présents - ou si peu – à la conférence de presse donnée par Human Rights Watch. Nous commencions à peine à nous habituer à sauter et voilà qu'il nous faut à nouveau apprendre à courir.

Mais, en cette journée de gueule de bois – où la marée recule, emportant les restes de la fêtes – j'ai connu un type énorme, hors du commun, un type dont le pessimisme calculé induit paradoxalement à l'optimisme. C'est un journaliste italien, Gabriele del Grande, reporter admirable qui prend son métier au sérieux, qui me l'a présenté et nous avons passé quelques heures avec lui. Il s'agit de Redha Redhaoui ; c'est un avocat de Gafsa qui a consacré les deux dernières années de sa vie à défendre, sans égards pour les risques et sans ambition, les personnes condamnées pour les révoltes de 2008 du bassin minier à Redeyef et dans d'autres villages de la région. C'est un homme grand, carré, aux cheveux gris et aux manières franches et chaleureuses, grand buveur, extraordinnaire narrateur d'anecdotes et d'une générosité désarmante. On se sent tranquillisé en sa présence, même lorsqu'il énumère implacablement les motifs d'inquiétude.

- Pourquoi le nouveau ministre de l'Intérieur a donné l'ordre d'évacuer la Quasba ? Mais ce n'est pas lui qui a ordonné cela. Les nouveaux ministres ne sont que des marionnettes de carton-pâte. Ils ne décident rien du tout. Il y a un gouvernement parallèle qui agit dans l'ombre.

Ce gouvernement parallèle est, bien entendu, étroitement lié aux Etats-Unis. Ce n'est pas que la révolution a été manipulée ou provoquée de l'extérieur, elle a au contraire été d'une si grande pureté que sa propre autonomie la met en danger. Mais dès 2009, tandis que tous les autres écartaient cette éventualité, les Etats-Unis se demandaient déjà s'il était possible que des mouvements sociaux dans le monde arabe fassent chuter un gouvernement. L'impérialisme étatsunien n'a pas déclenché ni tiré les ficelles des révoltes, mais il était bel et bien préparé à y faire face. Et cela jusqu'au point – affime-t-il – que le concept de « révolution du jasmin », dans lequel personne ne se reconnaît, avait été évoqué huit jours avant l'immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre.

La situation est actuellement très compliquée, dit-il, en citant la fameuse phrase de Gramsci : Nous sommes placés entre le vieux monde qui n'achève pas de mourir et le nouveau monde qui tarde à naître. Dans ce creux, la conscience des gens s'est soudainement réveillée, c'est une conscience explosive qui veut tout et tout de suite, qui n'est pas disposée à attendre ni à négocier, mais qui se heurte à des limites économiques, sociales, et politiques très importantes. Cette disproportion entre la liberté pure et ses possibilités réelles de concrétisation fait qu'il est compliqué de manœuvrer face à un régime à peine altéré. Dans ce marais, entre le monde ancien qui ne finit pas de mourir et le nouveau qui n'est pas encore né, il y a en plus de la police, un corps de spécialistes éduqués à défendre la dictature, très difficile de contrôler et encore plus difficile d'épurer.

D'autre part, il affirme qu'on ne peut pas compter pour le moment sur l'UGTT. Elle est trop occupée à résoudre sa propre crise. Sa direction est empêtrée dans les entrailles corrompues du système et a collaboré au maintien de ce dernier en empêchant la formation d'autres forces syndicales. Les militants de gauche obligés d'agir à son ombre se heurtent maintenant à des limites infranchissables, affaiblissant en même temps l'unité du syndicat. Les divisions sont grandes, comme le prouve, par exemple, le communiqué que le secteur de l'enseignement a diffusé dans l'Avenue Bourguiba, et dans lequel il soutien la lutte du peuple contre le gouvernement provisoire de Ghannouchi.

Tandis qu'il parle et boit de la bière dans l'Hôtel International, Redha Redhaoui commente la situation en Egypte, dont les images sont retransmises en temps réel par Al-Jazeera. Il est enchanté par la répétition, pas à pas, des événements tunisiens et par la paradoxale concession de Moubarak qui, pour la première fois, nomme un vice-président ou, ce qui revient au même, un successeur : Omar Souleiman, chef des services secrets et homme le plus proche d'Israël. A ce moment son téléphone mobile sonne. On l'appelle de Kasserine.

- Ils appellent à une grève générale pour demain, dit-il, et ils me demandent d'alerter les médias étrangers pour la couvrir. Mais il en reste très peu et cela alors que, contrairement à ce qu'on peut penser, les choses ne font que commencer !

Nous sortons dans une Avenue Bourguiba obscurcie, dans laquelle viennent de manifester les femmes démocrates, des groupes d'étudiants et des petits groupes bruyants qui sont maintenant sans cesse dispersés par la police. Dans rue de Marseille, un jeune avec sa capuche sur la tête, maigre et décharné, s'approche de nous en balbutiant : il tend un papier à Redha d'une main tremblante et raconte qu'il est le frère d'un des martyrs de Kasserine et qu'il n'a pas d'argent pour retourner dans sa ville. Redha pose sa main sur son épaule, l'écoute et lui donne discrètement vingt dinars (10 euros), une quantité importante d'argent.

- La première histoire est fausse – dit-il malicieusement – mais la seconde est vraie. Aussi, appliquons le principe de la présomption d'innocence.

Ensuite, nous devons à toute vitesse placer sur notre bouche le petit masque qu'on nous a donné ce matin sur l'Avenue Bourguiba et partir en courant. L'air redevient à nouveau tendu et piquant. Les bombes lacrymogènes sifflent dans les airs et des ombres noires nous pressent les talons.

Dans l'Avenue de Paris, nous ralentissons, le pas. Comme si rien ne s'était passé, Redha nous propose de manger et de boire quelque chose. Mais à ce moment son téléphone mobile sonne à nouveau. Nous devons revenir sur nos pas parce que son amie Nayat, une jeune de Gafsa qu'il nous a présenté quelques heures avant, est blessée. Nous la retrouvons cent mètres plus loin, soutenue par trois ou quatre personnes. Elle peut à peine marcher et quand nous parvenons jusqu'à elle, elle s'écroule sur le sol. Son keffieh palestinien est tâché de sang.

La police est entrée dans le café et l'a frappée à coups de matraque sur la tête nous dit l'un de ses compagnons. Redha la soulève, arrête un taxi, nous dit précipitament au revoir et l'emmène à l'hôpital Charles Nicole.

L'atmosphère du Passage est pâteuse et sordide. Il n'y a ni manifestations ni protestations. Seules quelques personnes perdues, sur le trottoire. Mais voici que, soudain, trois fourgons policiers apparaissent, ouvrent leurs portes et qu'une floppée d'uniformes noirs en jaillissent. Nous les regardons presque comme une curiosité touristique, sans comprendre de quoi il s'agit. Ensuite, tout le monde part en courant, nous y compris. Les bombes lacrymogènes explosent à nouveaux ; nous courons, courons, avec le cœur qui sort par la bouche, avec l'impression qu'ils sont partout, zigzaguant entre les petites rues et entraînant avec nous tous ceux qui s'y promenaient tranquillement.

Lorsque nous arrivons à la maison, nous appellons Redha sur son téléphone. Il est toujours à l'hôpital, mais heureusement Nayat va bien.

Tunis, non.

La conscience des gens est très supérieure à l'étroitesse du contexte. L'étroitesse est, en effet, très étroite.

Dix-septième jour du peuple tunisien : Le feu sous les cendres

Tunis, le 30 janvier 2011

Hamida Ben Romdhane, directeur de « La Presse » le 13 janvier et également directeur de la « La Presse » le 30 janvier, écrit aujourd'hui un article intitulé « Mea culpa », dans lequel il s'en prend aux « serviles, aux calculateurs, aux manipulateurs » qui, pendant des années, ont servilement prêté leur concours au culte de la personnalité du dictateur. « Aujourd'hui », dit-il, « La Tunisie respire, et notre journal également. Depuis le 15 janvier nous avons changé parce que nos journalistes ont été libérés du joug de la dictature par la révolte populaire. Nous n'avons pas hésité un instant à nous lancer dans la brèche ouverte par notre jeunesse il y a maintenant deux semaines de cela ». Le problème n'est pas l'objet, mais bien l'adulation. Aujourd'hui, on adule « le peuple » alors qu'on expulse de la Quasba, on glorifie la jeunesse alors qu'on l'asperge gaz de lacrymogène sur la Bourguiba, et ainsi on démontre que les mêmes hommes et les mêmes institutions peuvent être successivement bleus, noirs, jaunes ou rouges. Avant, ils devaient tout au dictateur. Maintenant, ils doivent tout au « peuple ». Mais les journalistes sont toujours les mêmes, et le journalisme tout aussi déclamatoire et routinier.

Je lis dans « As-shuruq », d'autre part, les « éclaircissements du ministère de l'Intérieur en relation avec les affrontements de vendredi entre les manifestants de la Quasba et les corps de sécurité ». La police, semble-t-il, s'est limitée à répondre aux souhaits des citoyens – commerçants, fonctionnaires et voisins – qui subissaient un préjudice à cause des difficultés de circulation entre la Médiana et l'Avenue du 9 Avril. Elle patrouillait dans la zone, quand, soudain, et à sa grande suprise, elle fut violemment attaquée à coups de pierres par des groupes de manifestants. Ceux qui étaient là, y compris quelques journalistes, nous savons que ce n'est pas vrai. Nous savons que ce fut une opération planifiée à l'avance, coordonnée avec l'armée et destinée à – comme dirait un classique - « faire tout le mal possible à un homme sans le tuer ». Il n'est pas encore clair que personne n'ait été tué, et tandis qu'on a officiellement libéré les vingt détenus, des listes de disparus dont on ne retrouve aucune trace continuent à circuler. On spécule, en outre, sur l'origine de l'ordre d'expulsion et toutes sortes d'hypothèses crépitent sur Facebook, qui redevient la caisse de résonance des vides, des silences, des ratures des médias. Ce qui est clair par contre, c'est que les cadres de la police, comme ceux de l'information, plongent toujours leurs racines dans les habitudes et les intérêts de « l'Ancien Régime ».

Les révolutions sont chatoyantes ; elles crachent du feu et des fleurs par la bouche et tout le monde veut en faire le portrait. La Tunisie a, de manière inespérée, déclenchée une avalanche – dit Fahem Bukadous, le journaliste libéré il y a dix jours – qui n'est pas seulement « émulative », il s'agit d'une véritable « rivalité révolutionnaire », d'une « compétition positive » qui aujourd'hui secoue l'Egypte, l'épicentre du monde arabe. Ce qui se passe là bas aura à nouveau des répercussions ici.

Entretemps, en ce dimanche de « feu sous les cendres » pour le dire comme le poète national, le processus initié le 17 décembre et qui a explosé le 14 janvier, continue toujours aujourd'hui, mais sans haut-parleurs, ni projecteurs. L'armée est toujours dans la rue, tout comme la loi martiale, le couvre-feu, la menace des milices de Ben Ali. L'Avenue Bourguiba n'est plus en ébullition, mais elle bouillone lentement en petits groupes plein d'excitation. Rachid Ghanouchi, le leader du parti islamiste Ennahda, est revenu d'exil, reçu à l'aéroport par plusieurs centaines de ses partisans. Le Front du 14 janvier, coalition des organisations de la gauche radicale, s'est réuni et coordonne pour les prochains jours des grèves, des manifestations et des protestations. La base de l'UGTT ne se déclare pas vaincue. L'exigente utopie plébéienne activée après 23 années de sombre réalisme va mettre en difficulté les bons et les mauvais. Ni les uns, ni les autres ne sont satisfaits.

Le recul est clair, mais il est plus facile de tuer un peuple réveillé que de l'endormir à nouveau. La capitale, insiste Boukadous, n'est qu'un effet d'optique. La révolution est née dans le centre et le sud du pays, elle y retourne et elle s'y maintient. Il faudra aller la chercher, il faudra la ramener à nouveau.

Dix-huitième jour du peuple tunisien : La stratégie de la tension

Tunis, le 31 janvier 2011

Les parents qui perdent un enfant peuvent en avoir à nouveau, mais on ne peut pas dire qu'ils ont « récupéré la normalité » ; la femme qui perd un être aimé peut retrouver un autre amour, mais on ne peut pas dire qu'elle « récupère la normalité ». La Quasba, aujourd'hui, nous offre l'histoire douloureuse, inoubliable, contenue dans la phrase : « comme si rien ne s'était passé ». L'acte d'effacer laisse une trace qu'on ne peut effacer ; l'acte de nettoyer laisse une tache indélébile, une absence blanche fantômatique enchaînée à la pierre. Il n'y a rien, il n'y a, pour la première fois, « rien ».

Nous sommes retournés ce matin à la Quasba, fermée sur ses quatre côtés par des barbelés. Les policiers ne laissent entrer que les fonctionnaires qui travaillent dans l'enceinte. Mais nous avons pu voir, de l'extérieur, et photographier ce lieu qui a subi comme un lifting facial, révélant une histoire occulte, une antiquité étouffée. Ils ont fait du bon travail, cela ne fait pas de doute. Il ne reste pas de trace des inscriptions, pas une lettre de grafiti, de peinture. Même sur la pierre du palais du Premier ministre, on ne peut déceler la moindre trace du bouillonement de paroles qui pendant cinq jours a fusionné la politique et la vie dans un pur présent sans avenir.

Il n'est pas vrai que le pouvoir a un centre. Les tanks et la police protègent dans la Quasba des murs. Nous, nous en avons besoin de ces mur pour au moins écrire. Eux en ont besoin pour imposer le silence.

La journée est froide, sombre, pluvieuse. Dans le café « Univers » nous retrouvons Sélim, une vieille connaissance, membre d'Amnesty International. Son organisation continue à tenter d'établir le nombre exact de morts pendant les révoltes et il se plaint de l'indifférence des nouvelles institutions, les mêmes qui tentent d'occulter leur continuité avec le passé et de fonder leur légitimité sur le sacrifice des victimes.

- Une semaine après la chute de Ben Ali, dit-il, personne n'avait encore été à Kaserine. Ils sont frustrés et blessés. Ils disent que ce sont eux qui ont fait la révolution et personne ne va les voir. Ils se sentent dépossédés. On leur a volé leur révolution.

Sélim est abasourdi par la lucidité politique des habitants des régions intérieures, qui sont très remontés vis-à-vis de l'UGTT. Et également, bien entendu, envers les partis qui collaborent avec le gouvernement, le PDP de Najib Chabbi et Ettajdid (« Rénovation », ex-PC) de Ahmed Brahim, déjà légaux sous le dictateur.

- Ces partis ont fait de très bon choix pour leurs ministres ; celui du Développement et de l'Enseignement supérieur, car cela leur permet d'avoir un accès privilégié aux zones populaires et aux jeunes. Ils ont déjà commencé leur campagne électorale. C'est le vieil ordre des choses, dans lequel on confond l'Etat et le parti. C'est pour cela qu'il n'est pas rare que, dans les protestations, on répète sans cesse le slogan ; « PDP et Ettajdid, vous avez vendu le sang des martyrs ».

A ce moment son téléphone mobile sonne et il informe : A Gafsa il y a une grande manifestation et l'armée a tiré en l'air. La police réprime durement. Nous lui demandons ce qu'il pense de ce retour à la vieille normalité de plomb.

- L'appareil du parti tente de récupérer le contrôle au travers de la terreur et de la répression.

Et c'est bien ce qui semble se passer. A 12h30 s'est formé un groupe nourri de cinq cent personnes qui montent et descendent par l'Avenue Bourguiba, du ministère de l'Intérieur jusqu'à la Porte de Fance, avec un calicot qui déclare : « Nous ne sommes pas défaits, nous continuons la lutte ». Ce groupe est apparu de nulle part et se disperse ensuite partout, pour se cristalliser à nouveau quelques minutes plus tard, un peu plus loin, comme une nuée de feuilles mortes portées par le vent ou le sable des dunes. Nous sommes intéressés à savoir qui les a rassemblés et ils nous révèlent leur secret. Ce n'est pas un parti, ni Facebook ou le téléphone mobile, mais bien l'Avenue Bourguiba elle-même, qui s'est transformée, pour le dire en termes informatiques, en un espace préétabli pour la mobilisation. Ils arrivent ici par petits groupes, impulsés par une volonté individuelle et ils fusionent dans le boulevard. De cette manière, il est difficile d'excercer une pression préalable sur eux, mais il est aussi très facile de les intimider et de les disperser.

C'est ce qui se passe vers 16 heures, quand la concentration commence à s'éclaircir de par sa propre nature. Soudain, avec la même caractère aléatoire avec lequel elle s'est formée, la police charge durement contre elle, utilisant les bombes lacrymogènes et les matraques. Dix minutes de brutalité suffisent pour « rétablir la normalité ». Pourquoi maintenant et pourquoi avec une telle furie ?

Au milieu de l'après midi, déjà à la maison, une connaissance de Gafsa qui travaille dans un café de Bardo m'appelle par téléphone et me passe une de ses amies de Sfax. Elle me demande d'avertir les médias étrangers ; dans la seconde ville de Tunisie, les milices ont attaqué les écoles et les lycées, expuslant les élèves et frappant certains professeurs. Il n'y a pas de police et les éléments de l'armée sont rares. Les milices ont menacé de revenir pendant la nuit pour poursuivre leur œuvre de destruction. Les sfaxiens sont sans défense et effrayés. L'ombre des milices, maintenant que les comités d'autodéfense ont baissé la garde, reviennent pour générer le climat d'instabilité nécessaire pour une involution. Ils travaillent pour le gouvernement ou contre lui ? Les rumeurs selon lesquelles les milices ont menacé le nouveau ministre de l'Intérieur dans son propre bureau sont-elles fondées ? Ou cherchent-ils intentionnellement d'alimenter la crédibilité du nouveau cabinet ? Dans tous les cas, les rumeurs font partie de la même stratégie de confusion et d'insécurité, une phase indissociable – dit Boukadus, à qui je demande confirmation – de tout processus révolutionnaire.

Via une amie, nous alertons la chaîne « Al-Jazeera » sur les nouvelles reçues de Sfax. La réponse a le mérite d'être franche :

- La Tunisie n'est plus une question internationale, mais locale.

Nous sommes donc devenus « locaux ». Peur locale, répression locale, et luttes également locales. La ligne de démarcation entre localité, normalité et légitimité est, malheureusement, extraordinairement fine.

Ce qui est beau dans cette nuit un peu tendue – comme une éruction du passé – c'est la confirmation que Salem a raison ; la mémoire, ensemble avec les rumeurs, les mythes, les impératifs utopiques, remonte soudainement ces derniers jours depuis ses racines ancestrales. Comme si on prenait une dose de harissa qui dégage les narines et les consciences. Des gens très jeunes se souviennent d'événéments très anciens. Amin me confesse qu'il vient de passer toute une nuit à lire sur l'histoire de la Tunisie, dont il ne savait rien. Et quand nous parlons des commerçants de la Médina, empêtrés dans leurs petits intérêts mesquins et partisans à outrance de l'ordre face au chaos de la plèbe de la Quasba – infiniment plus cultivée, plus lucide et universelle qu'eux –, il résume la situation en une phrase lapidaire :

- Ils veulent un peu de liberté et un peu de sécurité, sans comprendre qu'à cause de leur mesquinerie ils peuvent perdre les deux.

Dix-neuvième jour du peuple tunisien : Qui gouverne en Tunisie ?

Tunis, le 1er février 2011

Aujourd'hui en Tunisie plusieurs événements terribles se sont produits :

On a incendié la plus grande école de Bardo, un des quartiers de la capitale

On a attaqué un restaurant hébreu, « Mamie Lily », à la Goulette

On a kidnappé dans une école de l'Ariana le fils d'un général

On a brûlé une synagogue à Djerba

On a vidé toutes les écoles de la ville

On a demandé aux médias étrangers de quitter le pays.

Aucun de ces événements ne s'est déroulé en Tunisie. Mais il se fait – et c'est un véritable succès – qu'on a dit que toutes ces choses ont eu lieu et la rumeur, avec les mêmes moyens utilisés contre la censure, a circulé, a volé, a infecté des milliers de personnes et provoqué exactement le même climat d'insécurité et de terreur que si ces événements s'étaient réellement produits. Ceux là mêmes qui sont capables de faire de telles choses, les mêmes qui courent toujours dans les rues, de nuit comme de jour, pour effrayer et intimider, les mêmes qui ont attaqué des locaux et des institutions hier à Kasserine, lancent ces rumeurs au lieu de lancer des bombes, mais avec le même objectif. Les mêmes ? Mais qui sont-ils ?

La police s'est déclarée aujourd'hui en grève à Sfax et elle proteste dans d'autres villes contre ce qu'elle considère un traitement injuste ; ils veulent, disent-ils, récupérer la confiance du peuple. La vérité, c'est qu'il n'y a plus de police. Dans beaucoup de villes et de villages de Tunisie, il n' y a plus de policiers. Et c'est très bien qu'il n'y en ait plus. Mais, ce qui pourrait être considéré comme une conquête populaire, si en même temps les quartiers étaient auto-organisés, devient maintenant une source d'inquiétude. Les petites attaques et les énormes mensonges commencent à miner la sérénité des gens. Ils n'ont pas vidés les écoles, non, mais il est vrai par contre que beaucoup d'élèves sont rentrés chez eux ou ont été ramenés par leurs parents avant la fin des cours. Ceux de Bizerte, où nous étions à 15 heures, parce qu'ils avaient eu peur suite à l'incendie qui n'a jamais eu lieu à l'école de Bardo ; ceux de Tunis parce qu'ils avaient peur suite aux échanges de tirs qui n'ont jamais eu lieu dans les collèges de Bizerte. C'est impressionnant la vitesse à laquelle circulent les vérités, mais la vitesse à laquelle circulent les fausses rumeurs est encore plus impressionnante. Et si la vérité n'admet aucune exagération, vu qu'elle cesserait de l'être, la rumeur exige – comme toute émotion impérieuse – de s'exprimer en majuscules. On ne peut rien ajouter à la vérité, mais tout le monde ajoute quelque chose de son cru à une fable.

Es-ce que la police tente de récupérer la confiance des gens en provoquant cette insécurité dans les villes ? C'est possible. Mais il est vrai également que le nouveau ministre de l'Intérieur a confirmé qu'hier, le ministère a été attaqué par des centaines de personnes, dans ce qu'il qualifie de « complot contre la sécurité de l'Etat ». Es-ce que le gouvernement tente de gagner la confiance de ceux qui ne croient pas à la rupture qu'il est censé incarner ? C'est également possible. Mais ce qui n'est pas moins le possible, c'est que les milices du RCD, ensemble avec des mercenaires sortis des prisons avant le 14 janvier, sont toujours là, en attente, bien organisées et financées, tramant dans l'ombre.

Le cas de Bizerte, la belle ville portuaire du nord du pays, est significatif. Comptant avec la plus grande concentration de casernes et de soldats – des trois forces armées – elle a vécu pendant une semaine les plus durs combats du pays après la fuite du dictateur. Beaucoup de ces miliciens qui tentèrent d'attaquer les bases militaires pour saisir des armes sont toujours cachés dans la forêt de Nador, d'où ils menacent la population. Hier, pendant la nuit, les échanges de tirs ont repris et ce matin, peu avant notre arrivée, les soldats ont arrêté deux membres des milices. Avec l'hélicoptère survolant nos têtes et une présence massive de militaires dans les rues, l'atmosphère est lourde à Bizerte. On s'attend d'un moment à l'autre à ce que quelque chose d'aussi grave qu'indéterminé se produise et un ami de Mohamed nous conseille, en effet, de rentrer le plus vite possible à la capitale.

Mais il ne se passe rien. Ou seulement une petite chose significative ; nous trouvons un cadavre. Scotchés au téléphone dans l'attente de nouvelles non confirmées, nous marchons vers la rue du 26 Mars quand Ainara voit devant nous un jeune qui balance une charge de l'autre côté d'un mur et s'en va en courant. En passant à l'endroit où il se trouvait, nous cherchons des yeux l'objet par curiosité, au travers des orifices du mur. Et nous voyons soudain quelque chose que nous ne mettons pas en relation immédiatement avec le fugitif. C'est un corps. Il est couché face contre terre à demi enfoui dans l'herbe, complètement immobile. Habillé de jeans noirs et d'une veste grise en laine et à capuche. Il n'est pas dans la position de quelqu'un qui s'est endormi et il ne semble pas probable que quelqu'un choisisse un tel endroit à une telle heure pour faire la sieste. Il est évident qu'il est mort.

Nous décidons de coutourner le mur, qui entoure l'enceinte d'un chantier et d'alerter un gardien. Nous l'accompagnons, un peu tremblantes, jusqu'au corps à demi caché dans le jardin. Le voilà. Il ne bouge pas. Ne respire pas. Le gardien le touche du pied.

- Mais... c'est un mannequin !

Un mannequin, en effet. Nous comprenons toute de suite. Le jeune fugitif avait volé le mannequin dans un quelconque magasin proche et l'avait jeté par dessus le mur, pensant revenir plus tard le chercher sans danger. Nous lui avons ruiné son opération. Le soulagement, on peut le comprendre, se transforme en hilarité. Et nous nous éloignons en riant tandis que le gardien accompagne du bras le mannequin jusqu'à sa petite guérite, également très content de sa trouvaille.

Nous passons l'après midi à Bourjalouf, un village de 7.000 habitants de la banlieue de Bizerte, dans la maison familiale de Mohamed. Nous y faisons la connaissance de Mohamed Ali, soudeur, et de Quais, maçon, tous deux au chômage et tous deux très actifs depuis le début de la révolution. Ils nous racontent leurs expériences comme membres des groupes d'auto-défense pendant dix jours et les combats dans les casernes des alentours. Les piquets étaient composés de 25 personnes en moyenne et étaient en communication entre eux ainsi qu'avec l'armée par téléphone portable. Les femmes, réunies en grands groupes dans les maisons, préparaient les rations de thé et de nourriture.

Nous parlons de la nécessité de convertir cette impulsion défensive et solidaire dans une forme d'organisation permanente qui s'occupe non seulement de la sécurité, mais aussi de gérer la vie quotidienne à la place de la cellule du parti RCD et d'une municipalité à la fois incompétente et complice. Et s'il est possible de construire cette nouvelle institution sous un gouvernement qui, lui, n'est pas révolutionnaire et qui, en outre, continue à contrôler derrière le rideau les mêmes forces obscures.

- De fait, dit Mohamed Ali ce n'est même pas Ghannouchi qui gouverne. Il ne faut pas s'obsessionner avec lui. Ce sont d'autres, derrière lui, qui donnent les ordres.

Mais la discussion tourne également sur la question de savoir si on peut réellement parler d'une révolution. Qu'est-ce qu'une révolution ? Un grand mouvement de masses indépendant qui atteint ses objectifs ? La subversion complète d'un ordre et d'un système ? Suffit-il de mettre à bas un tyran ? Faut-il mettre encore à bas la tyranie ?

Mohamed Ali donne une définition qu'avait curieusement anticipé quelques heures plus tôt notre ami Mario, professeur à l'Université de la Manuba, dans le petit restaurant où nous avions mangé avec Mohamed :

- On ne peut parler de révolution que si à un moment donné tout le peuple sort dans la rue pour faire une grande fête. Les victoires se fêtent et si on ne le fait pas, c'est qu'il n'y a pas eu de victoire. Nous n'avons rien pu fêter dans la rue, même pas l'expulsion de Ben Ali. Et cela signifie que nous n'avons pas encore gagné.

Le paradoxe c'est que les médias occidentaux sont subitement devenus « marxistes ». Il ne cessent d'insister sur le fait que la cause de la révolte tunisienne est le pain et le chômage ou, comme je le lis dans « Le Monde » en rentrant chez moi ; « Les révoltes ont un enrobage de liberté, mais un cœur économique ». Il y a un européocentrisme patent dans ce type d'analyse : la liberté et la démocratie sont des inventions européennes et les peuples que l'Europe méprise et a contribuée à enchaîner – au nom de la liberté et de la démocratie ! - sont incapables de penser à autre chose qu'à leur estomac. Ils ne supportent pas l'idée que les arabes prennent au sérieux ce qu'ils ont si mal utilisé. Nous ne savons pas si en Tunisie il y a eu, il y a, il y aura une révolution, mais ces jours ci les Tunisiens (ou les Egyptiens) ne parlent pas de nourriture, mais bien de politique.

Alma Allende

Source : LCR Belgique

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